Jules Verne

Keraban Le Tetu, Vol. II

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Jules Verne

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Classic Literature Library

Keraban Le Tetu, Vol. II Page 01

KÉRABAN-LE-TÊTU par JULES VERNE

DEUXIÈME PARTIE

* * * * *

I

DANS LEQUEL ON RETROUVE LE SEIGNEUR KÉRABAN, FURIEUX D'AVOIR VOYAGÉ EN CHEMIN DE FER.

On s'en souvient sans doute, Van Mitten, désolé de n'avoir pu visiter les ruines de l'ancienne Colchide, avait manifesté l'intention de se dédommager en explorant le mythologique Phase, qui, sous le nom moins euphonique de Rion, se jette maintenant à Poti dont il forme le petit port sur le littoral de la mer Noire.

En vérité le digne Hollandais dût régulièrement rabattre encore de ses espérances! Il s'agissait bien vraiment de s'élancer sur les traces de Jason et des Argonautes, de parcourir les lieux célèbres où cet audacieux fils d'Eson alla conquérir la Toison d'Or! Non! ce qu'il convenait de faire au plus vite, c'était de quitter Poli, de se lancer sur les traces du seigneur Kéraban, et de le rejoindre à la frontière turco-russe.

De là, nouvelle déception pour Van Mitten. Il était déjà cinq heures du soir. On comptait repartir le lendemain matin, 13 septembre. De Poti, Van Mitten ne put donc voir que le jardin public, où s'élèvent les ruines d'une ancienne forteresse, les maisons bâties sur pilotis, dans lesquelles s'abrite une population de six à sept mille âmes, les larges rues, bordées de fossés, d'où s'échappe un incessant concert de grenouilles, et le port, assez fréquenté, que domine un phare de premier ordre.

Van Mitten ne put se consoler d'avoir si peu de temps à lui qu'en se faisant cette réflexion: c'est qu'à fuir si vite une telle bourgade, située au milieu des marais du Rion et de la Capatcha, il ne risquerait point d'y gagner quelque fièvre pernicieuse,--ce qui est fort à redouter dans les environs malsains de ce littoral.

Pendant que le Hollandais s'abandonnait à ces réflexions de toutes sortes, Ahmet cherchait à remplacer la chaise de poste, qui eût encore rendu de si longs services sans l'inqualifiable imprudence de son propriétaire. Or, de trouver une autre voiture de voyage, neuve ou d'occasion, dans cette petite ville de Poti, il n'y fallait certainement pas compter. Une «perecladnaïa», une «araba» russes, cela pouvait se rencontrer et la bourse du seigneur Kéraban était là pour payer le prix de l'acquisition quel qu'il fût. Mais ces divers véhicules, ce ne sont en somme que des charrettes plus ou moins primitives, dépourvues de tout confort, et elles n'ont rien de commun avec une berline de voyage. Si vigoureux que soient les chevaux qu'on y attelle, ces charrettes ne sauraient courir avec la vitesse d'une chaise de poste. Aussi que de retards à craindre avant d'avoir achevé ce parcours! Cependant, il convient d'observer qu'Ahmet n'eut pas même lieu d'être embarrassé sur le choix du véhicule. Ni voitures, ni charrettes! Rien de disponible pour le moment! Or il lui importait de rejoindre au plus tôt son oncle, pour empêcher que son entêtement ne l'engageât encore en quelque déplorable affaire. Il se décida donc à faire à cheval ce trajet d'une vingtaine de lieues, entre Poti et la frontière turco-russe. Il était bon cavalier, cela va de soi, et Nizib l'avait souvent accompagné dans ses promenades. Van Mitten consulté par lui n'était point sans avoir reçu quelques principes d'équitation, et il répondit, sinon de l'habileté fort improbable de Bruno, du moins de son obéissance à le suivre dans ces conditions.

Il fut donc décidé que le départ s'effectuerait le lendemain matin, afin d'atteindre la frontière le soir même.

Cela fait, Ahmet écrivit une longue lettre à l'adresse du banquier Sélim, lettre qui naturellement commençait par ces mots: «Chère Amasia» Il lui racontait toutes les péripéties du voyage, quel incident venait de se produire à Poti, pourquoi il avait été séparé de son oncle, comment il comptait le retrouver. Il ajoutait que le retour ne serait en rien retardé par cette aventure, qu'il saurait bien faire marcher bêtes et gens en se tenant dans la moyenne du temps et du parcours qui lui restaient encore. Donc, instante recommandation de se trouver avec son père et Nedjeb à la villa de Scutari pour la date fixée, et même un peu avant, de manière à ne point manquer au rendez-vous.