Jules Verne

Pourquoi William S. Forster hésitait-il à surenchérir sur le major Donellan?

William S. Forster se moucha une seconde fois, puis une troisième fois, avec le bruit d'une véritable pétarade d'artifice. Mais, entre les deux derniers coups de nez, il avait murmuré d'une voix douce et modeste :

« Deux cents _cents!_ »

Un long frisson courut à travers la salle. Puis, les hips américains retentirent à faire grelotter les vitres.

Le major Donellan, accablé, écrasé, aplati, était retombé près de Dean Toodrink, non moins démonté que lui. À ce prix du mille carré, cela faisait l'énorme somme de huit cent quatorze mille dollars, [Note 10: 4 070 000 francs.] et il était visible que le crédit britannique ne permettait pas de la dépasser.

« Deux cents _cents!_ répéta Andrew R. Gilmour.

- Deux cents _cents!_ vociféra Flint.

- Une fois… deux fois! reprit le commissaire-priseur. Personne ne met au-dessus?… »

Le major Donellan, mu par un mouvement involontaire, se releva de nouveau, regarda les autres délégués. Ceux-ci n'avaient d'espoir qu'en lui pour empêcher que la propriété du Pôle nord échappât aux Puissances européennes. Mais cet effort fut le dernier. Le major ouvrit la bouche, la referma, et, en sa personne, l'Angleterre s'affaissa sur son banc.

« Adjugé! cria Andrew Gilmour, en frappant la table du bout de son marteau d'ivoire.

- Hip!… hip!… hip! pour les États-Unis! » hurlèrent les gagnants de la victorieuse Amérique.

En un instant, la nouvelle de l'acquisition se répandit à travers les quartiers de Baltimore, puis, par les fils aériens, à la surface de toute la Confédération; puis, par les fils sous- marins, elle fit irruption dans l'Ancien Monde.

C'était la _North Polar Practical Association_, qui, par l'entremise de son homme de paille, William S. Forster, devenait propriétaire du domaine arctique, compris à l'intérieur du quatre-vingt-quatrième parallèle.

Et, le lendemain, lorsque William S. Forster alla faire la déclaration de command, le nom qu'il donna fut celui d'Impey Barbicane, en qui s'incarnait ladite compagnie sous la raison sociale : Barbicane and Co.

IV

Dans lequel reparaissent de vieilles connaissances de nos jeunes lecteurs.

Barbicane and Co!… Le président d'un cercle d'artilleurs!… En vérité, que venaient faire des artilleurs dans une opération de ce genre?… On va le voir.

Est-il bien nécessaire de présenter officiellement Impey Barbicane, président du Gun-Club, de Baltimore, et le capitaine Nicholl, et J.-T. Maston, et Tom Hunter aux jambes de bois, et le fringant Bilsby, et le colonel Bloomsberry, et leurs autres collègues? Non! Si ces bizarres personnages ont quelque vingt ans de plus depuis l'époque où l'attention du monde entier fut attirée sur eux, ils sont restés les mêmes, toujours aussi incomplets corporellement, mais toujours aussi bruyants, aussi audacieux, « aussi emballés », quand il s'agit de se lancer dans quelque aventure extraordinaire. Le temps n'a pas eu prise sur cette légion d'artilleurs à la retraite. Il les a respectés, comme il respecte les canons hors d'usage, qui meublent les musées des anciens arsenaux.

Si le Gun-Club comptait dix-huit cent trente trois membres lors de sa fondation ­ il s'agit des personnes et non des membres, tels que bras ou jambes, dont la plupart d'entre eux étaient déjà privés, ­ si trente mille cinq cent soixante- quinze correspondants s'enorgueillissaient du lien qui les rattachait audit club, ces chiffres n'avaient point diminué. Au contraire. Et même, grâce à l'invraisemblable tentative qu'il avait faite pour établir une communication directe entre la Terre et la Lune, [Note 11: Du même auteur, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.] sa célébrité s'était accrue dans une proportion énorme.

On n'a point oublié quel retentissement avait eu cette mémorable expérience qu'il convient de résumer en peu de lignes.

Quelques années après la guerre de sécession, certains membres du Gun-Club, ennuyés de leur oisiveté, s'étaient proposé d'envoyer un projectile jusqu'à la Lune au moyen d'une Columbiad monstre.