Jules Verne

Abomey était, ce jour-là, absolument déserte. Le souverain, le personnel royal, l'armée masculine et féminine, la population, avaient quitté la capitale pour envahir, à quelques milles de là, une vaste plaine entourée de bois magnifiques.

C'est sur cette plaine que devait s'accomplir la reconnaissance du nouveau roi. C'est là que des milliers de prisonniers, faits dans les dernières razzias, allaient être immolés en son honneur.

Il était deux heures environ, lorsque l'_Albatros,_ arrivé au-dessus de la plaine commença à descendre au milieu de quelques vapeurs qui le dérobaient encore aux yeux des Dahomiens.

Ils étaient là soixante mille, au moins, venus de tous les points du royaume, de Widah, de Kerapay, d'Ardrah, de Tombory, des villages les plus éloignés.

Le nouveau roi - un vigoureux gaillard, nommé Bou-Nadi -, âgé de vingt-cinq ans, occupait un tertre ombragé d'un groupe d'arbres à large ramure. Devant lui se pressait sa nouvelle cour, son armée mâle, ses amazones, tout son peuple.

Au pied du tertre, une cinquantaine de musiciens jouaient de leurs instruments barbares, défenses d'éléphants qui rendent un son rauque, tambours tendus d'une peau de biche, calebasses, guitares, clochettes frappées d'une languette de fer, flûtes de bambou dont l'aigre sifflet dominait tout l'ensemble. Puis, à chaque instant, décharges de fusils et de tromblons, décharges des canons dont les affûts tressautaient au risque d'écraser les artilleuses, enfin brouhaha général et clameurs si intenses qu'elles auraient dominé les éclats de la foudre.

Dans un coin de la plaine, sous la garde des soldats, étaient entassés les captifs chargés d'accompagner dans l'autre monde le roi défunt, auquel la mort ne doit rien faire perdre des privilèges de la souveraineté. Aux obsèques de Ghozo, père de Bâhadou, son fils lui en avait envoyé trois mille. Bou-Nadi rie pouvait faire moins pour son prédécesseur. Ne faut-il pas de nombreux messagers pour rassembler non seulement les Esprits, mais tous les hôtes du ciel, conviés à faire cortège au monarque divinisé?

Pendant une heure, il n'y eut que discours, harangues, palabres, coupés de danses exécutées, non seulement par les bayadères attitrées, mais aussi par les amazones qui y déployèrent une grâce toute belliqueuse.

Mais le moment de l'hécatombe approchait. Robur, qui connaissait les sanglantes coutumes du Dahomey, ne perdait pas de vue les captifs, hommes, femmes, enfants, réservés à cette boucherie.

Le minghan se tenait au pied du tertre. Il brandissait son sabre d'exécuteur à lame courbe, surmonté d'un oiseau de métal, dont le poids rend la volte plus assurée.

Cette fois, il n'était pas seul. Il n'aurait pu suffire à la besogne. Auprès de lui étaient groupés une centaine de bourreaux, habiles à trancher les têtes d'un seul coup. Cependant l'_Albatros_ se rapprochait peu à peu, obliquement, en modérant ses hélices suspensives et propulsives. Bientôt il sortit de la couche des nuages qui le cachaient à moins de cent mètres de terre, et, pour la première fois, il apparut.

Contrairement à ce qui se passait d'habitude, ces féroces indigènes ne virent en lui qu'un être céleste descendu tout exprès pour rendre hommage au roi Bâhadou.

Alors enthousiasme indescriptible, appels interminables, supplications bruyantes, prières générales, adressées à ce surnaturel hippogriffe qui venait sans doute prendre le corps du roi défunt afin de le transporter dans les hauteurs du ciel dahomien.

En ce moment, la première tête vola sous le sabre du mînghan. Puis, d'autres prisonniers furent amenés par centaines devant leurs horribles bourreaux.

Soudain, un coup de fusil partit de l'_Albatros._ Le ministre de la Justice tomba, la face contre terre.

« Bien visé, Tom! dit Robur.

- Bah!... Dans le tas! » répondit le contremaître.

Ses camarades, armés comme lui, étaient prêts à tirer au premier signal de l'ingénieur.

Mais un revirement s'était fait dans la foule. Elle avait compris. Ce monstre ailé, ce n'était point un Esprit favorable, c'était un Esprit hostile à ce bon peuple du Dahomey.