Jules Verne

à l'anglaise! J'ajouterai même qu'on ne le quitte plus! »

Phil Evans entraîna son collègue qui allait se livrer à quelque acte de violence. Tous deux rentrèrent dans le roufle, décidés à s'enfuir, dût-il leur en coûter la vie, et n importe où.

L'_Albatros_ avait repris sa direction vers l'ouest. Pendant cette journée, avec une vitesse moyenne, il franchit le territoire du Caboulistan, dont on entrevit un instant la capitale, puis la frontière du royaume de l'Hérat, à onze cents kilomètres de Cachemir.

Dans ces contrées, toujours si disputées encore, sur cette route ouverte aux Russes vers les possessions anglaises de l'Inde, apparurent des rassemblements d'hommes, des colonnes, des convois, en un mot tout ce qui constitue le personnel et le matériel d'une armée en marche. On entendit aussi des coups de canon et le pétillement de la mousqueterie. Mais l'ingénieur ne se mêlait jamais des affaires des autres, quand ce n'était pas pour lui question d'honneur ou d'humanité. Il passa outre. Si Hérat, comme on le dit, est la clef de l'Asie centrale, que cette clef allât dans une poche anglaise ou dans une poche moscovite, peu lui importait. Les intérêts terrestres ne regardaient plus l'audacieux qui avait fait de l'air son unique domaine.

D'ailleurs, le pays ne tarda pas à disparaître sous un véritable ouragan de sable, comme il ne s'en produit que trop fréquemment dans ces régions. Ce vent, qui s'appelle « tebbad », transporte des éléments fiévreux avec l'impondérable poussière soulevée à son passage. Et combien de caravanes périssent dans ces tourbillons!

Quant à l'_Albatros,_ afin d'échapper à cette poussière qui aurait pu altérer la finesse de ses engrenages, il alla chercher à deux mille mètres une zone plus saine.

Ainsi disparut la frontière de la Perse et ses longues plaines qui restèrent invisibles. L'allure était très modérée, bien qu'aucun écueil ne fût à craindre. En effet, si la carte indique quelques montagnes, elles ne sont cotées qu'à de moyennes altitudes. Mais, aux approches de la capitale, il convenait d'éviter le Damavend, dont le pic neigeux pointe à près de six mille six cents mètres, puis la chaîne d'Elbrouz, au pied de laquelle est bâti Téhéran.

Dès les premières lueurs du 2 juillet surgit ce Damavend, émergeant du simoun de sables.

L'_Albatros_ se dirigea donc de manière à passer au-dessus de la ville, que le vent enveloppait d'un nuage de fine poussière.

Cependant, vers les dix heures du matin, on put apercevoir les larges fossés qui entourent l'enceinte, et, au milieu, le palais du Shah, ses murailles revêtues de plaques de faïence, ses bassins qui semblaient taillés dans d'énormes turquoises d'un bleu éclatant.

Ce ne fut qu'une rapide vision. A partir de ce point, l'_Albatros,_ modifiant sa route, porta presque directement vers le nord. Quelques heures après, il se trouvait au-dessus d'une petite ville, bâtie à un angle septentrional de la frontière persane, sur les bords d'une vaste étendue d'eau, dont on ne pouvait apercevoir la fin ni au nord ni à l'est.

Cette ville, c'était le port d'Ashourada, la station russe la plus avancée dans le sud. Cette étendue d'eau, c'était une mer. C'était la Caspienne.

Plus de tourbillons de poussière alors. Vue d'un ensemble de maisons à l'européenne, disposées le long d'un promontoire, avec un clocher qui les domine.

L'_Albatros_ s'abaissa sur cette mer dont les eaux sont à trois cents pieds au-dessous du niveau océanien. Vers le soir, il longeait la côte - turkestane autrefois, russe alors - qui monte vers le golfe de Balkan, et le lendemain, 3 juillet, il planait à cent mètres au-dessus de la Caspienne.

Aucune terre en vue, ni du côté de l'Asie, ni du côté de l'Europe. A la surface de la mer, quelques voiles blanches gonflées par la brise. C'étaient des navires indigènes, reconnaissables à leurs formes, des kesebeys à deux mâts, des kayuks, anciens bateaux pirates à un mât, des teimils, simples canots de service ou de pêche. Çà et là, s'élevaient jusqu'à l'_Albatros_ quelques queues de fumée, vomies par la cheminée de ces steamers d'Ashourada que la Russie entretient pour la police des eaux turkomanes.