Jules Verne

Vers une heure après midi, apparut un vaste disque qui renvoyait les rayons solaires, ainsi que l'eût fait un immense réflecteur.

Ce doit être la capitale des Mormons, Salt-Lake-City! dit Uncle Prudent.

C'était, en effet, la cité du Grand-Lac-Salé, et, ce disque, c'était le toit rond du Tabernacle, où dix mille saints peuvent tenir à l'aise. Comme un miroir convexe, il dispersait les rayons du soleil en toutes les directions.

Là s'étendait la grande cité, au pied des monts Wasatsh revêtus de cèdres et de Sapins jusqu'à mi-flanc, sur la rive de ce Jourdain qui déverse les eaux de l'Utah dans le Great-Salt-Lake. Sous l'aéronef se développait le damier que figurent la plupart des villes américaines, - damier dont on peut dire qu'il a « plus de dames que de cases », puisque la polygamie est si en faveur chez les Mormons. Tout autour, un pays bien aménagé, bien cultivé, riche en textiles, dans lequel les troupeaux de moutons se comptent par milliers.

Mais cet ensemble s'évanouit comme une ombre, et l'_Albatros_ prit vers le sud-ouest une vitesse plus accélérée qui ne laissa pas d'être très sensible, puisqu'elle dépassait celle du vent.

Bientôt l'aéronef s'envola au-dessus des régions du Nevada et de son territoire argentifère, que la Sierra seule sépare des placers aurifères de la Californie. « Décidément, dit Phil Evans, nous devons nous attendre à voir San Francisco avant la nuit!

- Et après?... » répondit Uncle Prudent.

Il était six heures du soir, lorsque la Sierra Nevada fut franchie précisément par le col de Truckie qui sert de passe au railway. Il ne restait plus que trois cents kilomètres à parcourir pour atteindre, sinon San Francisco, du moins Sacramento, la capitale de l'Etat californien.

Telle fut alors la rapidité imprimée à l'_Albatros,_ que, avant huit heures, le dôme du Capitole pointait à l'horizon de l'ouest pour disparaître bientôt à l'horizon opposé.

En cet instant, Robur se montra sur la plate-forme. Les deux collègues allèrent à lui.

« Ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, nous voilà aux confins de l'Amérique! Nous pensons que cette plaisanterie va cesser...

- Je ne plaisante jamais, » répondit Robur.

Il fit un signe. L'_Albatros_ s'abaissa rapidement vers le sol; mais, en même temps, il prit une telle vitesse qu'il fallut se réfugier dans les roufles.

A peine la porte de leur cabine s'était-elle refermée sur les deux collègues :

« Un peu plus, je l'étranglais! dit Uncle Prudent.

Il faudra tenter de fuir! répondit Phil Evans.

- Oui!... coûte que coûte! »

Un long murmure arriva alors jusqu'à eux.

C'était le grondement de la mer qui se brisait sur les roches du littoral. C'était l'océan Pacifique.

IX

Dans lequel l'_Albatros_ franchit près de dix mille kilomètres, qui se terminent par un bond prodigieux.

Uncle Prudent et Phil Evans étaient bien résolus à fuir. S'ils n'avaient eu affaire aux huit hommes particulièrement vigoureux qui composaient le personnel de l'aéronef, peut-être eussent-ils tenté la lutte. Un coup d'audace aurait pu les rendre maîtres à bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des Etats-Unis. Mais à deux - Frycollin ne devant être considéré que comme une quantité négligeable -, il n'y fallait pas songer. Donc, puisque la force ne pouvait être employée, il conviendrait de recourir à la ruse, dès que l'_Albatros_ prendrait terre. C'est ce que Phil Evans essaya de faire comprendre à son irascible collègue, dont il craignait toujours quelque violence prématurée qui eût aggravé la situation.

En tout cas, ce n'était pas le moment. L'aéronef filait à toute vitesse au-dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin, 16 juin, on ne voyait plus rien de la côte. Or, comme le littoral s'arrondit depuis l'île de Vancouver jusqu'au groupe des Aléoutiennes, -- portion de l'Amérique russe cédée aux Etats-Unis en 1867, -- très vraisemblablement l'_Albatros_ le croiserait à son extrême courbure. si sa direction ne se modifiait pas.

Combien les nuits paraissaient longues aux deux collègues! Aussi avaient-ils toujours hâte de quitter leur cabine.