Jules Verne

- Et malgré nous? répondit l'autre. Ah! que ce Robur y prenne garde! Je ne suis pas homme à le laisser faire!...

- Ni moi! répliqua Phil Evans. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tâchez de vous modérer...

- Me modérer!...

- Et gardez votre colère pour le moment où il sera opportun qu'elle éclate. »

Vers cinq heures, après avoir franchi les montagnes Noires, couvertes de Sapins et de cèdres, l'_Albatros_ volait au-dessus de ce territoire qu'on a justement appelé les Mauvaises-Terres du Nebraska, - un chaos de collines laissées tomber sur le sol et qui se seraient brisées dans leur chute. De loin, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. Çà et là, au milieu de cet énorme jeu d'osselets, on entrevoyait des ruines de cités du Moyen Age avec forts, donjons, châteaux à mâchicoulis et à poivrières. Mais, en réalité, ces Mauvaises-Terres ne sont qu'un ossuaire immense où blanchissent, par myriades, les débris de pachydermes, de chéloniens, et même, dit-on, d'hommes fossiles, entraînés par quelque cataclysme inconnu des premiers âges.

Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River était dépassé. Maintenant la plaine se développait jusqu'aux extrêmes limites d'un horizon très relevé par l'altitude de l'_Albatros._

Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublèrent le calme du firmament étoilé. De longs mugissements montaient parfois jusqu'à l'aéronef, alors plus rapproché du sol. C'étaient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quête de ruisseaux et de pâturages. Et, quand ils se taisaient, le froissement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement d'une inondation et très différent du frémissement continu des hélices.

Puis, de temps à autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat Sauvage, un hurlement de coyote, ce _canis latrans,_ dont le nom est bien justifié par ses aboiements sonores.

Et, aussi, des odeurs pénétrantes, la menthe, la sauge et l'absinthe, mêlées aux senteurs puissantes des conifères qui se propageaient à travers l'air pur de la nuit.

Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, n'était pas celui des coyotes; c'était le cri du Peau-Rouge qu'un pionnier n 'eut pu confondre avec le cri des fauves.

Phil Evans quitta sa cabine. Peut-être, ce jour-là, se trouverait-il en face de l'ingénieur Robur?

En tout cas, désireux de savoir pourquoi il n'avait pas paru la veille, il s'adressa au contremaître Tom Turner.

Tom Turner, d'origine anglaise, âgé de quarante-cinq ans environ, large de buste, trapu de membres, charpenté en fer, avait une de ces têtes énormes et caractéristiques, à la Hogarth, telles que ce peintre de toutes les laideurs saxonnes en a tracé du bout de son pinceau. Si l'on veut bien examiner la planche quatre du _Harlots Progress,_ on y trouvera la tête de Tom Turner sur les épaules du gardien de la prison, et on reconnaîtra que sa physionomie n a rien d'encourageant.

« Aujourd'hui verrons-nous l'ingénieur Robur? dit Phil Evans.

- Je ne sais, répondit Tom Turner.

- Je ne vous demande pas s'il est sorti.

- Peut-être.

- Ni quand il rentrera.

- Apparemment, quand il aura fini ses courses! »

Et, là-dessus: Tom Turner rentra dans son roufle.

Il fallut se contenter de cette réponse, d'autant moins rassurante que, vérification faite de la boussole, il fut constant que l'_Albatros_ continuait à remonter dans le nord-ouest.

Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, abandonné avec la nuit, et le paysage qui se déroulait actuellement à la surface du sol.

L'aéronef, après avoir franchi mille kilomètres depuis Omaha, se trouvait au-dessus d'une contrée que Phil Evans ne pouvait reconnaître par cette raison qu'il ne l'avait jamais visitée. quelques forts, destinés à contenir les Indiens, couronnaient les bluffs de leurs lignes géométriques, plutôt formées par des palissades que par des murs.