Jules Verne

A la limite de cette futaie s'ouvrait une large clairière, vaste champ ovale, merveilleusement disposé pour les luttes d'un ring. Pas un accident de terrain n'y eût gêné le galop des chevaux, pas un bouquet d'arbres n'aurait arrêté le regard des spectateurs le long d'une piste circulaire de plusieurs milles.

Et cependant, si Uncle Prudent et Phil Evans n'eussent pas été occupés de leurs disputes, s'ils avaient regardé avec quelque attention, ils n'auraient plus retrouvé à la clairière son aspect habituel. Etait-ce donc une minoterie qui s'y était fondée depuis la veille? En vérité, on eût dit une minoterie, avec l'ensemble de ses moulins à vent, dont les ailes, immobiles alors, grimaçaient dans la demi-ombre?

Mais ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute ne remarquèrent cette étrange modification apportée au paysage de Fairmont-Park. Frycollin n'en vit rien non plus. Il lui semblait que les rôdeurs s'approchaient, se resserraient comme au moment d'un mauvais coup. Il en était à la peur convulsive, paralysé dans ses membres, hérissé dans son système pileux, - enfin au dernier degré de l'épouvante.

Toutefois, pendant que ses genoux fléchissaient, il eut encore la force de crier une dernière fois :

« Master Uncle!... Master Uncle!

- Eh! qu'y a-t-il donc à la fin! répondit Uncle Prudent. »

Peut-être Phil Evans et lui n'auraient-ils pas été fâchés de soulager leur colère en rossant d'importance le malheureux valet. Mais il n'en eurent pas le temps, pas plus que celui-ci n'eut le temps de leur répondre.

Un coup de sifflet venait d'être lancé sous bois. A l'instant, une sorte d'étoile électrique s'alluma au milieu de la clairière.

Un signal, sans doute, et, dans ce cas, c'est que le moment était venu d'exécuter quelque œuvre de violence.

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'imaginer, six hommes bondirent à travers la futaie, deux sur Uncle Prudent, deux sur Phil Evans, deux sur le valet Frycollin, - ces deux derniers de trop, évidemment, car le Nègre était incapable de se défendre.

Le président et le secrétaire du Weldon-Institute, quoique surpris par cette attaque, voulurent résister. Ils n'en eurent ni le temps ni la force. En quelques secondes, rendus aphones par un bâillon, aveugles par un bandeau, maîtrisés, ligotés, ils furent emportés rapidement à travers la clairière. Que devaient-ils penser, sinon qu'ils avaient affaire à cette race de gens peu scrupuleux, qui n'hésitent point à dépouiller les gens attardés au fond des bois? Il n'en fut rien, cependant. On ne les fouilla même pas, bien que Uncle Prudent eut toujours sur lui, suivant son habitude, quelques milliers de dollars-papier.

Bref, une minute après cette agression, sans qu'aucun mot eût été échangé entre les agresseurs, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin sentaient qu'on les déposait doucement, non sur l'herbe de la clairière, mais sur une sorte de plancher que leur poids fit gémir. Là, ils furent accotés l'un près de l'autre. Une porte se referma sur eux. Puis, le grincement d'un pêne dans une gâche leur apprit qu'ils étaient prisonniers.

Il se fit alors un bruissement continu, comme un frémissement, un frrrr, dont les rrr se prolongeaient à l'infini, sans qu'aucun autre bruit fût perceptible au milieu de cette nuit si calme.

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Quel émoi, le lendemain, dans Philadelphie! Dès les premières heures, on savait ce qui s'était passé la veille à la séance du Weldon-Institute : l'apparition d'un mystérieux personnage, un certain ingénieur nommé Robur - Robur-le-Conquérant! - la lutte qu'il semblait vouloir engager contre les ballonistes, puis sa disparition inexplicable.

Mais ce fut bien une autre affaire, lorsque toute la ville apprit que le président et le secrétaire du club, eux aussi, avaient disparu pendant la nuit du 12 au 13 juin.

Ce que l'on fit de recherches dans toute la cité et aux environs! Inutilement, d'ailleurs. Les feuilles publiques de Philadelphie, puis les journaux de la Pennsylvanie, puis ceux de toute l'Amérique, s'emparèrent du fait et l'expliquèrent de cent façons, dont aucune ne devait être la vraie.