Jules Verne

A cette époque, la machine dynamo-électrique était presque entièrement terminée d'après le système du brevet acquis par le Weldon-Institute. On pouvait compter qu'avant six semaines, le _Go a head_ aurait pris son vol à travers l'espace.

On l'a vu, cependant, toutes les difficultés de mécanique n'étaient pas encore tranchées. Bien des séances avaient été consacrées à discuter, non la forme de l'hélice ni ses dimensions, mais la question de savoir si elle serait placée à l'arrière de l'appareil, comme l'avaient fait les frères Tissandier, ou à l'avant, comme l'avaient fait les capitaines Krebs et Renard. Inutile d'ajouter que, dans cette discussion, les partisans des deux systèmes en étaient même venus aux mains. Le groupe des « Avantistes » égala en nombre le groupe des « Arriéristes ». Uncle Prudent, dont la voix aurait dû être prépondérante en cas de partage, Uncle Prudent, élevé sans doute à l'école du professeur Buridan, n'était pas parvenu à se prononcer.

Donc, impossibilité de s'entendre, impossibilité de mettre l'hélice en place. Cela pouvait durer longtemps, à moins que le gouvernement n'intervînt. Mais, aux Etats-Unis, on le sait, le gouvernement n'aime point à s'immiscer dans les affaires privées, ni à se mêler de ce qui ne le regarde pas. En quoi il a raison.

Les choses en étaient là, et cette séance du 13 juin menaçait de ne pas finir ou plutôt de finir au milieu du plus épouvantable tumulte - injures échangées, coups de poing succédant aux injures, coups de canne succédant aux coups de poing, coups de revolver succédant aux coups de canne -, quand, à huit heures trente-sept, il se fit une diversion.

L'huissier du Weldon-Institute, froidement et tranquillement, comme un policeman au milieu des orages d'un meeting, s'était approché du bureau du président. Il lui avait remis une carte. Il attendait les ordres qu'il conviendrait à Uncle Prudent de lui donner.

Uncle Prudent fit résonner la trompe à vapeur qui lui servait de sonnette présidentielle, car même la cloche du Kremlin ne lui aurait pas suffi!... Mais le tumulte ne cessa de s'accroître. Alors le président « se découvrit », et un demi-silence fut obtenu, grâce à ce moyen extrême.

« Une communication! dit Uncle Prudent, après avoir puisé une énorme prise dans la tabatière qui ne le quittait jamais.

- Parlez! parlez! répondirent quatre-vingt-dix-neuf voix, - par hasard, d'accord sur ce point.

- Un étranger, mes chers collègues, demande à être introduit dans la salle de nos séances.

- Jamais! répliquèrent toutes les voix.

- Il désire nous prouver, paraît-il, reprit Uncle Prudent, que de croire à la direction des ballons, c'est croire à la plus absurde des utopies. »

Un grognement accueillit cette déclaration.

« Qu'il entre qu'il entre!

- Comment se nomme ce singulier personnage? demanda le secrétaire Phil Evans.

- Robur, répondit Uncle Prudent.

- Robur!... Robur!... Robur! hurla toute l'assemblée.

Et, si l'accord s'était si rapidement fait sur ce nom singulier, c'est que le Weldon-Institute espérait bien décharger sur celui qui le portait le trop-plein de son exaspération.

La tempête s'était donc un instant apaisée, - en apparence du moins. D'ailleurs comment une tempête pourrait-elle se calmer chez un peuple qui en expédie deux ou trois par mois à destination de l'Europe, sous forme de bourrasques?

III

Dans lequel un nouveau personnage n'a pas besoin d'être presenté, car il se presente lui-même.

Citoyens des Etats-Unis d'Amérique, je me nomme Robur. Je suis digne de ce nom. J'ai quarante ans, bien que je paraisse n'en pas avoir trente, une constitution de fer, une santé à toute épreuve, une remarquable force musculaire, un estomac qui passerait pour excellent même dans le monde des autruches. Voilà pour le physique. »

On l'écoutait. Oui! Les bruyants furent tout d'abord interloqués par l'inattendu de ce discours pro facie suâ. Etait-ce un fou ou un mystificateur, ce personnage? Quoi qu'il en soit, il imposait et s'imposait.