Jules Verne

De là, accumulation des glaces, qui s'étaient peu à peu soudées les unes aux autres sous la double influence de la pression, qui était considérable, et du froid, dont l'intensité redoublait. Cinq cents pas en aval, le lit du fleuve s'élargissait de nouveau, et les glaçons, se détachant peu à peu du bord inférieur de ce champ, continuaient à dériver vers Irkoutsk. Donc il est probable que, sans ce resserrement des rives, le barrage ne se fût pas formé, et que le radeau aurait pu continuer à descendre le courant. Mais le malheur était irréparable, et les fugitifs devaient renoncer à tout espoir d'atteindre leur but.

S'ils avaient eu à leur disposition les outils qu'emploient ordinairement les baleiniers pour s'ouvrir des canaux à travers les ice-fields, s'ils avaient pu couper ce champ jusqu'à l'endroit où s'élargissait la rivière, peut-être le temps ne leur eût-il pas manqué? Mais pas une scie, pas un pic, rien qui permît d'entamer cette croûte, que l'extrême froid rendait dure comme du granit.

Quel parti prendre?

En ce moment, des coups de fusil éclatèrent sur la rive droite de l'Angara. Une pluie de balles fut dirigée sur le radeau. Les malheureux avaient-ils donc été aperçus. Évidemment, car d'autres détonations retentirent sur la rive gauche. Les fugitifs, pris entre deux feux, devinrent le point de mire des tireurs tartares. Quelques-uns furent blessés par ces balles, bien que, au milieu de cette obscurité, elles n'arrivassent qu'au hasard.

«Viens, Nadia,» murmura Michel Strogoff à l'oreille de la jeune fille.

Sans faire une seule observation, «prête à tout», Nadia prit la main de Michel Strogoff.

«Il s'agit de traverser le barrage, lui dit-il tout bas. Guide-moi, mais que personne ne nous voie quitter le radeau!»

Nadia obéit. Michel Strogoff et elle se glissèrent rapidement à la surface du champ, au milieu de cette profonde obscurité que déchiraient ça et là les coups de feu.

Nadia rampait en avant de Michel Strogoff. Les balles tombaient autour d'eux comme une grêle violente et crépitaient sur les glaces. La surface du champ, raboteuse et sillonnée d'arêtes vives, leur mit les mains en sang, mais ils avançaient toujours.

Dix minutes plus tard, le bord inférieur du barrage était atteint. Là, les eaux de l'Angara redevenaient libres. Quelques glaçons, détachés peu à peu du champ, reprenaient le courant et descendaient vers la ville.

Nadia comprit ce que voulait tenter Michel Strogoff. Elle vit un de ces glaçons qui ne tenait plus que par une étroite langue.

«Viens,» dit Nadia.

Et tous deux se couchèrent sur ce morceau de glace, qu'un léger balancement dégagea du barrage.

Le glaçon commença à dériver. Le lit du fleuve s'élargissant, la route était libre.

Michel Strogoff et Nadia écoutaient les coups de feu, les cris de détresse, les hurlements de Tartares qui se faisaient entendre en amont... Puis, peu à peu, ces bruits de profonde angoisse et de joie féroce s'éteignirent dans l'éloignement.

«Pauvres compagnons!» murmura Nadia.

Pendant une demi-heure, le courant entraîna rapidement le glaçon qui portait Michel Strogoff et Nadia, A tout moment, ils pouvaient craindre qu'il ne s'effondrât sous eux. Pris dans le fil des eaux, il suivait le milieu du fleuve, et il ne serait nécessaire de lui imprimer une direction oblique que lorsqu'il s'agirait d'accoster les quais d'Irkoutsk,

Michel Strogoff, les dents serrées, l'oreille au guet, ne prononçait pas une seule parole. Jamais il n'avait été si près du but. Il sentait qu'il allait l'atteindre!...

Vers deux heures du matin, une double rangée de lumières étoila le sombre horizon dans lequel se confondaient les deux rives de l'Angara.

A droite, c'étaient les lueurs jetées par Irkoutsk. A gauche, les feux du camp tartare.

Michel Strogoff n'était plus qu'à une demi-verste de la ville.

«Enfin!» murmura-t-il.

Mais, soudain, Nadia poussa un cri.

A ce cri, Michel Strogoff se redressa sur le glaçon, qui vacillait. Sa main se tendit vers le haut de l'Angara. Sa figure, tout éclairée de reflets bleuâtres, devint effrayante à voir, et alors, comme si ses yeux se fussent rouverts à la lumière:

«Ah! s'écria-t-il, Dieu lui-même est donc contre nous!»

CHAPITRE XII

IRKOUTSK.