Jules Verne

C'était à deux ou trois verstes de là que le Dinka coupait la route d'Irkoutsk. Ce dernier effort que lui demandait son compagnon, la jeune fille voulut le tenter. Tous deux marchèrent donc à la lueur des éclairs. Ils traversaient alors un désert sans limites, au milieu duquel se perdait la petite rivière. Pas un arbre, pas un monticule ne faisait saillie sur cette vaste plaine, qui recommençait la steppe sibérienne. Pas un souffle ne traversait l'atmosphère, dont le calme eût laissé le moindre son se propager à une distance infinie.

Soudain, Michel Strogoff et Nadia s'arrêtèrent, comme si leurs pieds eussent été saisis dans quelque crevasse du sol.

Un aboiement avait traversé la steppe.

«Entends-tu?» dit Nadia.

Puis, un cri lamentable lui succéda, un cri désespéré, comme le dernier appel d'un être humain qui va mourir.

«Nicolas! Nicolas!» s'écria la jeune fille, poussée par quelque sinistre pressentiment.

Michel Strogoff, qui écoutait, secoua la tête.

«Viens, Michel, viens,» dit Nadia.

Et elle, qui tout à l'heure se traînait à peine, recouvra soudain ses forces sous l'empire d'une violente surexcitation.

«Nous avons quitté la route? dit Michel Strogoff, sentant qu'il foulait, non plus un sol poudreux, mais une herbe rase.

--Oui... il le faut!, répondit Nadia. C'est de là, sur la droite, que le cri est venu!»

Quelques minutes après, tous deux n'étaient plus qu'à une demi-verste de la rivière.

Un second aboiement se fit entendre, mais, quoique plus faible, il était certainement plus rapproché.

Nadia s'arrêta.

«Oui! dit Michel. C'est Serko qui aboie!... Il a suivi son maître!

--Nicolas!» cria la jeune fille. Son appel resta sans réponse.

Quelques oiseaux de proie seulement s'enlevèrent et disparurent dans les hauteurs du ciel.

Michel Strogoff prêtait l'oreille. Nadia regardait cette plaine, imprégnée d'effluves lumineuses, qui miroitait comme une glace, mais elle ne vit rien.

Et, cependant, une voix s'éleva encore, qui, cette fois, murmura d'un ton plaintif: «Michel!...»

Puis, un chien, tout sanglant, bondit jusqu'à Nadia. C'était Serko.

Nicolas ne pouvait être loin! Lui seul avait pu murmurer ce nom de Michel! Où était-il? Nadia n'avait même plus la force de l'appeler.

Michel Strogoff, rampant sur le sol, cherchait de la main.

Soudain, Serko poussa un nouvel aboiement et s'élança vers un gigantesque oiseau qui rasait la terre.

C'était un vautour. Lorsque Serko se précipita vers lui, il s'enleva, mais, revenant à la charge, il frappa le chien! Celui-ci bondit encore vers le vautour!... Un coup du formidable bec s'abattit sur sa tête, et, cette fois, Serko retomba sans vie sur le sol.

En même temps, un cri d'horreur échappait à Nadia!

«Là... là!» dit-elle.

Une tête sortait du sol! Elle l'eût heurtée du pied, sans l'intense clarté que le ciel jetait sur la steppe.

Nadia tomba, à genoux, près de cette tête.

Nicolas, enterré jusqu'au cou, suivant l'atroce coutume tartare, avait été abandonné dans la steppe, pour y mourir de faim et de soif, et peut-être sous la dent des loups ou le bec des oiseaux de proie. Supplice horrible pour cette victime que le sol emprisonne, que presse cette terre qu'elle ne peut rejeter, ayant les bras attachés et collés au corps, comme ceux d'un cadavre dans son cercueil! Le supplicié, vivant dans ce moule d'argile qu'il est impuissant à briser, n'a plus qu'à implorer la mort, trop lente à venir!

C'était là que les Tartares avaient enterré leur prisonnier depuis trois jours!... Depuis trois jours, Nicolas attendait un secours qui devait arriver trop tard!

Les vautours avaient aperçu celte tête au ras du sol, et, depuis quelques heures, le chien défendait son maître contre ces féroces oiseaux!

Michel Strogoff creusa la terre avec son couteau pour en exhumer ce vivant!

Les yeux de Nicolas, fermés jusqu'alors, se rouvrirent.

Il reconnut Michel et Nadia. Puis:

«Adieu, amis, murmura-t-il. Je suis content de vous avoir revus! Priez pour moi!...»

Et ces paroles furent les dernières.