Jules Verne

Ce cadavre était celui d'un moujik, horriblement mutilé et déjà froid.

Nicolas se signa. Puis, aidé de Michel Strogoff, il transporta ce cadavre sur le talus de la route. Il aurait voulu lui donner une sépulture décente, l'enterrer profondément, afin que les carnassiers de la steppe ne pussent s'acharner sur ses misérables restes, mais Michel Strogoff ne lui en laissa pas le temps.

«Partons, ami, partons! s'écria-t-il. Nous ne pouvons nous retarder, même d'une heure!»

Et la kibitka reprit sa marche.

D'ailleurs, si Nicolas eût voulu rendre les derniers devoirs à tous les morts qu'il allait maintenant rencontrer sur la grande route sibérienne, il n'aurait pu y suffire! Aux approches de Nijni-Oudinsk, ce fut par vingtaines que l'on trouva de ces corps, étendus sur le sol.

Il fallait pourtant continuer à suivre ce chemin jusqu'au moment où il serait manifestement impossible de le faire, sans tomber entre les mains des envahisseurs. L'itinéraire ne fut donc pas modifié, et pourtant, dévastations et ruines s'accumulaient à chaque bourgade. Tous ces villages, dont les noms indiquent qu'ils ont été fondés par des exilés polonais, avaient été livrés aux horreurs du pillage et de l'incendie. Le sang des victimes n'était pas même encore complètement figé. Quant à savoir dans quelles conditions ces funestes événements venaient d'être accomplis, on ne le pouvait. Il ne restait plus un être vivant pour le dire.

Ce jour-là, vers quatre heures du soir, Nicolas signala à l'horizon les hauts clochers des églises de Nijni-Oudinsk. Ils étaient couronnés de grosses volutes de vapeurs qui ne devaient pas être des nuages.

Nicolas et Nadia regardaient et communiquaient à Michel Strogoff le résultat de leurs observations. Il fallait prendre un parti. Si la ville était abandonnée, on pouvait la traverser sans risque, mais si, par un mouvement inexplicable, les Tartares l'occupaient, on devait à tout prix la tourner.

«Avançons prudemment, dit Michel Strogoff, mais avançons!»

Une verste fut encore parcourue.

«Ce ne sont pas des nuages, ce sont des fumées! s'écria Nadia. Frère, on incendie la ville!»

Ce n'était que trop visible, en effet. Des lueurs fuligineuses apparaissaient au milieu des vapeurs. Ces tourbillons devenaient de plus en plus épais et montaient dans le ciel. Aucun fuyard, d'ailleurs. Il était probable que les incendiaires avaient trouvé la ville abandonnée et qu'ils la brûlaient. Mais étaient-ce des Tartares qui agissaient ainsi? Étaient-ce des Russes qui obéissaient aux ordres du grand-duc? Le gouvernement du czar avait-il voulu que depuis Krasnoiarsk, depuis l'Yeniseï, pas une ville, pas une bourgade ne pût offrir un refuge aux soldats de l'émir? En ce qui concernait Michel Strogoff, devait-il s'arrêter, devait-il continuer sa route?

Il était indécis. Toutefois, après avoir pesé le pour et le contre, il pensa que, quelles que fussent les fatigues d'un voyage à travers la steppe, sans chemin frayé, il ne devait pas risquer de tomber une seconde fois entre les mains des Tartares. Il allait donc proposer à Nicolas de quitter la route et, s'il le fallait absolument, de ne la reprendre qu'après avoir tourné Nijni-Oudinsk, lorsqu'un coup de feu retentit sur la droite. Une balle siffla, et le cheval de la kibitka, frappé à la tête, tomba mort.

Au même instant, une douzaine de cavaliers se jetaient sur la route, et la kibitka était entourée. Michel Strogoff, Nadia et Nicolas, sans même avoir eu le temps de se reconnaître, étaient prisonniers et entraînés rapidement vers Nijni-Oudinsk.

Michel Strogoff, dans cette soudaine attaque, n'avait rien perdu de son sang-froid. N'ayant pu voir ses ennemis, il n'avait pu songer à se défendre. Eût-il eu l'usage de ses yeux, il ne l'aurait pas tenté. C'eût été courir au-devant d'un massacre. Mais, s'il ne voyait pas, il pouvait écouter ce qu'ils disaient et le comprendre.

En effet, à leur langage, il reconnut que ces soldats étaient des Tartares, et, à leurs paroles, qu'ils précédaient l'armée des envahisseurs.