Jules Verne

Michel Strogoff avait interrogé Nicolas, et celui-ci lui avait fait cette décourageante réponse que la traversée du fleuve lui semblait être absolument impraticable.

«Nous passerons,» répondit Michel Strogoff.

Et les recherches continuèrent. On fouilla les quelques maisons assises sur la berge et abandonnées comme toutes celles de Krasnoiarsk. Il n'y avait qu'à en pousser les portes. C'étaient des cabanes de pauvres gens, entièrement vides. Nicolas visitait l'une, Nadia parcourait l'autre. Michel Strogoff, lui-même, entrait ça et là et cherchait à reconnaître de la main quelque objet qui pût lui être utile.

Nicolas et la jeune fille, chacun de son côté, avaient vainement fureté dans ces cabanes, et ils se disposaient à abandonner leurs recherches, lorsqu'ils s'entendirent appeler.

Tous deux regagnèrent la berge et aperçurent Michel Strogoff sur le seuil d'une porte.

«Venez!» leur cria-t-il.

Nicolas et Nadia allèrent aussitôt vers lui, et, à sa suite, ils entrèrent dans la cabane.

«Qu'est-ce que cela? demanda Michel Strogoff, en touchant de la main divers objets entassés au fond d'un cellier.

--Ce sont des outres, répondit Nicolas, et il y en a, ma foi, une demi-douzaine!

--Elles sont pleines?...

--Oui, pleines de koumyss, et voilà qui vient à propos pour renouveler notre provision!»

Le «koumyss» est une boisson fabriquée avec du lait de jument ou de chamelle, boisson fortifiante, enivrante même, et Nicolas ne pouvait que se féliciter de la trouvaille.

«Mets-en une à part, lui dit Michel Strogoff, mais vide toutes les autres.

--A l'instant, petit père.

--Voilà qui nous aidera à traverser l'Yeniseï.

--Et le radeau?

--Ce sera la kibitka elle-même, qui est assez légère pour flotter. D'ailleurs, nous la soutiendrons, ainsi que le cheval, avec ces outres.

--Bien imaginé, petit père, s'écria Nicolas, et, Dieu aidant, nous arriverons à bon port.... peut-être pas en droite ligne, car le courant est rapide!

--Qu'importe! répondit Michel Strogoff. Passons d'abord, et nous saurons bien retrouver la route d'Irkoutsk au delà du fleuve.

--A l'ouvrage,» dit Nicolas, qui commença à vider les outres et à les transporter jusqu'à la kibitka.

Une outre, pleine de koumyss, fut réservée, et les autres, refermées avec soin après avoir été préalablement remplies d'air, furent employées comme appareils flottants. Deux de ces outres, attachées au flanc du cheval, étaient destinées à le soutenir à la surface du fleuve. Deux autres, placées aux brancards de la kibitka, entre les roues, eurent pour but d'assurer la ligne de flottaison de sa caisse, qui se transformerait ainsi en radeau.

Cet ouvrage fut bientôt achevé.

«Tu n'auras pas peur, Nadia? demanda Michel Strogoff.

--Non, frère, répondit la jeune fille.

--Et toi, ami?

--Moi! s'écria Nicolas. Je réalise enfin un de mes rêves: naviguer en charrette!»

En cet endroit, la berge, assez déclive, était favorable au lancement de la kibitka. Le cheval la traîna jusqu'à la lisière des eaux, et bientôt l'appareil et son moteur flottèrent à la surface du fleuve. Quant à Serko, il s'était bravement mis à la nage.

Les trois passagers, debout sur la caisse, s'étaient déchaussés par précaution, mais, grâce aux outres, ils n'eurent pas même d'eau jusqu'aux chevilles.

Michel Strogoff tenait les guides du cheval, et, selon les indications que lui donnait Nicolas, il dirigeait obliquement l'animal, mais en le ménageant, car il ne voulait pas l'épuiser à lutter contre le courant. Tant que la kibitka suivit le fil des eaux, cela alla bien, et, au bout de quelques minutes, elle avait dépassé les quais de Krasnoiarsk. Elle dérivait vers le nord, et il était déjà évident qu'elle n'accosterait l'autre rive que bien en aval de la ville. Mais peu importait.

La traversée de l'Yeniseï se serait donc faite sans grandes difficultés, même sur cet appareil imparfait, si le courant eut été établi d'une manière régulière. Mais, très-malheureusement, plusieurs tourbillons se creusaient à la surface des eaux tumultueuses, et, bientôt, la kibitka, malgré toute la vigueur qu'employa Michel Strogoff à la faire dévier, fut irrésistiblement entraînée dans un de ces entonnoirs.