Jules Verne

Pas un passant ne suivait les trottoirs établis à la base de ses magnifiques maisons de bois, d'un aspect monumental! Pas une élégante Sibérienne, habillée aux dernières modes de France, ne se promenait au milieu de cet admirable parc, taillé dans une forêt de bouleaux, qui se prolonge jusqu'aux berges de l'Yeniseï! La grosse cloche de la cathédrale était muette, les carillons des églises se taisaient, et il est rare, cependant, qu'une ville russe ne soit pas emplie du son de ses cloches! Mais, ici, c'était l'abandon complet. Il n'y avait plus un être vivant dans cette ville, naguère si vivante!

Le dernier télégramme parti du cabinet du czar, avant la rupture du fil, avait donné ordre au gouverneur, à la garnison, aux habitants, quels qu'ils fussent d'abandonner Krasnoiarsk, d'emporter tout objet ayant quelque valeur ou qui aurait pu être de quelque utilité aux Tartares, et de se réfugier à Irkoutsk. Même injonction à tous les habitants des bourgades de la province. C'était le désert que le gouvernement moscovite voulait faire devant les envahisseurs. Ces ordres à la Rostopschine, on ne songea pas à les discuter, même un instant. Ils furent exécutés, et c'est pourquoi il ne restait plus un seul être vivant à Krasnoiarsk.

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas parcoururent silencieusement les rues de la ville. Ils éprouvaient une involontaire impression de stupeur. Eux seuls produisaient le seul bruit qui se fit alors dans cette cité morte. Michel Strogoff ne laissa rien paraître de ce qu'il ressentait alors, mais il dut éprouver comme un mouvement de rage contre la mauvaise chance qui le poursuivait, car ses espérances étaient encore une fois trompées.

«Bon Dieu! s'écria Nicolas, jamais je ne gagnerai mes appointements dans ce désert!

--Ami, dit Nadia, il faut reprendre avec nous la route d'Irkoutsk.

--Il le faut, en vérité! répondit Nicolas. Le fil doit encore fonctionner entre Oudinsk et Irkoutsk, et la... Partons-nous, petit père?

--Attendons à demain, répondit Michel Strogoff.

--Tu as raison, répondit Nicolas. Nous avons l'Yeniseï à traverser, et il est nécessaire d'y voir!....

--Y voir!» murmura Nadia, en songeant à son compagnon aveugle.

Nicolas l'avait entendue, et, se retournant vers Michel Strogoff:

«Pardon, petit père, dit-il. Hélas! la nuit et le jour, il est vrai que c'est tout un pour toi!

--Ne te reproche rien, ami, répondit Michel Strogoff, qui passa sa main sur ses yeux, Avec toi pour guide, je puis agir encore. Prends donc quelques heures de repos. Que Nadia se repose aussi. Demain, il fera jour!»

Michel Strogoff, Nadia et Nicolas n'eurent pas à chercher longtemps pour trouver un lieu de repos. La première maison dont ils poussèrent la porte était vide, aussi bien que toutes les autres. Il ne s'y trouvait que quelques bottes de feuillage. Faute de mieux, le cheval dut se contenter de cette maigre nourriture. Quant aux provisions de la kibitka, elles n'étaient pas épuisées, et chacun en prit sa part. Puis, après s'être agenouillés devant une modeste image de la Panaghia suspendue a la muraille, et que la dernière flamme d'une lampe éclairait encore, Nicolas et la jeune fille s'endormirent, tandis que veillait Michel Strogoff, sur qui le sommeil ne pouvait avoir prise.

Le lendemain, 26 août, avant l'aube, la kibitka, réattelée, traversait le parc de bouleaux pour atteindre la berge de l'Yeniseï.

Michel Strogoff était vivement préoccupé. Comment ferait-il pour traverser le fleuve, si, ce qui était probable, toute barque ou bac avaient été détruits afin de retarder la marche des Tartares? Il connaissait l'Yeniseï, l'ayant déjà franchi plusieurs fois. Il savait que sa largeur est considérable, que les rapides sont violents dans le double lit qu'il s'est creusé entre les îles. En des circonstances ordinaires, au moyen de ces bacs spécialement établis pour le transport des voyageurs, des voitures et des chevaux, le passage de l'Yeniseï exige un laps de trois heures, et ce n'est qu'au prix d'extrêmes difficultés que ces bacs atteignent sa rive droite.