Jules Verne

Toutefois, si Michel Strogoff ne pouvait connaître les derniers événements qui s'étaient accomplis depuis son départ, du moins savait-il ceci: c'est qu'il devançait les Tartares de plusieurs jours, c'est qu'il ne devait pas désespérer d'atteindre avant eux la ville d'Irkoutsk, distante encore de huit cent cinquante verstes (900 kilomètres).

D'ailleurs, à Krasnoiarsk, dont la population est de douze mille âmes environ, il comptait bien que les moyens de transport ne pourraient lui manquer. Puisque Nicolas Pigassof devait s'arrêter dans cette ville, il serait nécessaire de le remplacer par un guide, et de changer la kibitka pour un autre véhicule plus rapide. Michel Strogoff, après s'être adressé au gouverneur de la ville et avoir établi son identité et sa qualité de courrier du czar,--ce qui lui serait aisé,--ne doutait pas qu'il ne fût mis à même d'atteindre Irkoutsk dans le plus court délai. Il n'aurait plus alors qu'à remercier ce brave Nicolas Pigassof et à partir immédiatement avec Nadia, car il ne voulait pas la quitter avant de l'avoir remise entre les mains de son père.

Cependant, si Nicolas avait résolu de s'arrêter à Krasnoiarsk, c'était, comme il le dit, «à la condition d'y trouver de l'emploi.»

En effet, cet employé modèle, après avoir tenu, jusqu'à la dernière minute au poste de Kolyvan, cherchait à se mettre de nouveau à la disposition de l'administration.

«Pourquoi toucherais-je des appointements que je n'aurais pas gagné?» répétait-il.

Aussi, au cas où ses services ne pourraient pas être utilisés à Krasnoiarsk, qui devait toujours se trouver en communication télégraphique avec Irkoutsk, il se proposait d'aller soit au poste d'Oudinsk, soit même jusqu'à la capitale de la Sibérie. Donc, dans ce cas, il continuerait à voyager avec le frère et la soeur, et en qui trouveraient-ils un guide plus sûr, un ami plus dévoué?

La kibitka n'était plus qu'à une demi-verste de Krasnoiarsk. On voyait à droite et à gauche les nombreuses croix de bois qui se dressent sur le chemin aux approches de la ville. Il était sept heures du soir. Sur le ciel clair se dessinaient la silhouette des églises et le profil des maisons construites sur la haute falaise de l'Yeniseï. Les eaux du fleuve miroitaient sous les dernières lueurs éparses dans l'atmosphère.

La kibitka s'était arrêtée.

«Où sommes-nous, soeur? demanda Michel Strogoff.

--A une demi-verste au plus des premières maisons, répondit Nadia.

--Est-ce donc une ville endormie? reprit Michel Strogoff. Nul bruit n'arrive à mon oreille.

--Et je ne vois pas une lumière briller dans l'ombre, pas une fumée monter dans l'air, ajouta Nadia.

--La singulière ville! dit Nicolas. On n'y fait pas de bruit et on s'y couche de bonne heure!»

Michel Strogoff eut l'esprit traversé d'un pressentiment de mauvais augure. Il n'avait point dit à Nadia tout ce qu'il avait concentré d'espérances sur Krasnoiarsk, où il comptait trouver les moyens d'achever sûrement son voyage. Il craignait tant que son espoir ne fût encore une fois déçu! Mais Nadia avait deviné sa pensée, bien qu'elle ne comprit plus pourquoi son compagnon avait hâte d'arriver à Irkoutsk, maintenant que la lettre impériale lui manquait. Un jour même, elle l'avait pressenti à cet égard.

«J'ai juré d'aller à Irkoutsk,» s'était-il contenté de lui répondre.

Mais, pour accomplir sa mission, encore fallait-il qu'il trouvât à Krasnoiarsk quelque rapide mode de locomotion.

«Eh bien, ami, dit-il a Nicolas, pourquoi n'avançons-nous pas?

--C'est que je crains de réveiller les habitants de la ville avec le bruit de ma charrette!»

Et, d'un léger coup de fouet, Nicolas stimula son cheval. Serko poussa quelques aboiements, et la kibitka descendit au petit trot la route qui s'engageait dans Krasnoiarsk.

Dix minutes après, elle entrait dans la grande rue. Krasnoiarsk était déserte! Il n'y avait plus un Athénien dans cette «Athènes du Nord», ainsi que l'appelle Mme de Bourboulon. Pas un de ses équipages, si brillamment attelés, n'en parcourait les rues propres et larges.