Jules Verne

On allait à travers la steppe, sur une route rendue plus poussiéreuse encore par le passage de l'émir et de son avant-garde. Ordre avait été donna de marcher vite. Les haltes, très-courtes, étaient rares. Ces cent cinquante verstes à franchir sous un soleil ardent, si rapidement qu'elles fussent parcourues, devaient sembler interminables!

C'est une contrée stérile que celle qui s'étend sur la droite de l'Obi jusqu'à la base de ce contrefort, détaché des monts Sayansk, dont l'orientation est nord et sud. A peine quelques buissons maigres et brûlés rompent-ils çà et là la monotonie de l'immense plaine. Il n'y a pas de culture, parce qu'il n'y a pas d'eau, et c'est l'eau qui manqua le plus aux prisonniers, altérés par une marche pénible. Pour trouver un affluent, il eût fallu se porter d'une cinquantaine de verstes dans l'est, jusqu'au pied même du contrefort qui détermine le partage des eaux entre les bassins de l'Obi et de l'Yeniseï. Là, coule le Tom, petit affluent de l'Obi, qui passe à Tomsk avant de se perdre dans une des grandes artères du nord. Là, l'eau eût été abondante, la steppe moins aride, la température moins ardente. Mais les plus étroites prescriptions avaient été données aux chefs du convoi de gagner Tomsk par le plus court, car l'émir pouvait toujours craindre d'être pris de flanc et coupé par quelque colonne russe qui fût descendue des provinces du nord. Or, la grande route sibérienne ne côtoyait pas les rives du Tom, du moins dans sa partie comprise entre Kolyvan et une petite bourgade nommée Zabédiero, et il fallait suivre la grande route sibérienne.

Il est inutile de s'appesantir sur les souffrances de tant de malheureux prisonniers. Plusieurs centaines tombèrent sur la steppe, et leurs cadavres y devaient rester jusqu'au moment où les loups, ramenés par l'hiver, en dévoreraient les derniers ossements.

De même que Nadia était toujours là, prête à secourir la vieille Sibérienne, de même Michel Strogoff, libre de ses mouvements, rendait à des compagnons d'infortune plus faibles que lui tous les services que sa situation lui permettait. Il encourageait les uns, il soutenait les autres, il se prodiguait, il allait et venait, jusqu'à ce que la lance d'un cavalier l'obligeât à reprendre sa place au rang qui lui était assigné.

Pourquoi ne cherchait-il pas à fuir? C'est que son projet était bien arrêté, maintenant, de ne se lancer à travers la steppe que lorsqu'elle serait sûre pour lui. Il s'était entêté dans cette idée d'aller jusqu'à Tomsk «aux frais de l'émir», et, en somme, il avait raison. A voir les nombreux détachements qui battaient la plaine sur les flancs du convoi, tantôt au sud, tantôt au nord, il était évident qu'il n'eût pas fait deux verstes sans avoir été repris. Les cavaliers tartares pullulaient, et, parfois, il semblait qu'ils sortissent de terre, comme ces insectes nuisibles qu'une pluie d'orage fait fourmiller à la surface du sol. En outre, la fuite dans ces conditions eût été extrêmement difficile, sinon impossible. Les soldats de l'escorte déployaient une extrême vigilance, car il y allait pour eux de la tête, si leur surveillance eût été mise en défaut.

Enfin, le 15 août, à la tombée du jour, le convoi atteignit la petite bourgade de Zabédiero, à une trentaine de verstes de Tomsk. En cet endroit, la route rejoignait le cours du Tom.

Le premier mouvement des prisonniers eût été de se précipiter dans les eaux de cette rivière; mais leurs gardiens ne leur permirent pas de rompre les rangs avant que la halte fût organisée. Bien que le courant du Tom fût presque torrentiel à cette époque, il pouvait favoriser la fuite de quelque audacieux ou de quelque désespéré, et les plus sévères mesures de vigilance allaient être prises. Des barques, réquisitionnées à Zabédiero, furent embossées sur le Tom et formèrent un chapelet d'obstacles impossible à franchir. Quant à la ligne du campement, appuyée aux premières maisons de la bourgade, elle fut gardée par un cordon de sentinelles impossible à briser.

Michel Strogoff, qui aurait pu songer dès ce moment à se jeter dans la steppe, comprit, après avoir soigneusement observé la situation, que ses projets de fuite étaient presque inexécutables dans ces conditions, et, ne voulant rien compromettre, il attendit.