Jules Verne

--Jusqu'au moment, très-prochain, je l'espère, où nous pourrons rejoindre quelque corps russe?...

--Comme vous dites, mon cher Blount! Il ne faut pas trop se tartariser! Le beau rôle est encore à ceux dont les armes civilisent, et il est évident que les peuples de l'Asie centrale auraient tout à perdre et absolument rien à gagner à cette invasion, mais les Russes sauront bien la repousser. Ce n'est qu'une affaire de temps!»

Cependant, l'arrivée d'Ivan Ogareff, qui venait de rendre à la liberté Alcide Jolivet et Harry Blount, était au contraire un grave péril pour Michel Strogoff. Que le hasard vînt à mettre le courrier du czar en présence d'Ivan Ogareff, celui-ci ne pourrait manquer de le reconnaître pour le voyageur qu'il avait si brutalement traité au relais d'Ichim, et bien que Michel Strogoff n'eût pas répondu à l'insulte comme il l'eût fait en toute autre circonstance, l'attention aurait été attirée sur lui,--ce qui eût rendu difficile l'exécution de ses projets.

Là était le côté fâcheux de la présence d'Ivan Ogareff. Toutefois, une conséquence heureuse de son arrivée, ce fut l'ordre qui fut donné de lever le camp le jour même et de transporter à Tomsk le quartier général.

C'était l'accomplissement du plus vif désir de Michel Strogoff. Son intention, on le sait, était d'atteindre Tomsk, confondu avec les autres prisonniers, c'est-à-dire sans risquer de tomber entre les mains des éclaireurs qui fourmillaient aux approches de cette importante ville. Cependant, par suite de l'arrivée d'Ivan Ogareff, et dans la crainte d'être reconnu de lui, il dut se demander s'il ne conviendrait pas de renoncer à ce premier projet et de tenter de s'échapper pendant le voyage.

Michel Strogoff allait sans doute s'arrêter à ce dernier parti, lorsqu'il apprit que Féofar-Khan et Ivan Ogareff étaient déjà partis pour la ville à la tête de quelques milliers de cavaliers.

«J'attendrai donc, se dit-il, à moins qu'il ne se présente quelque occasion exceptionnelle de fuir. Les mauvaises chances sont nombreuses en deçà de Tomsk, tandis qu'au delà les bonnes s'accroîtront, puisque j'aurai, en quelques heures, dépassé les postes tartares les plus avancés dans l'est. Encore trois jours de patience, et que Dieu me vienne en aide!»

C'était, en effet, un voyage de trois jours que les prisonniers, sous la surveillance d'un nombreux détachement de Tartares, devaient faire à travers la steppe. En effet, cent cinquante verstes séparaient le camp de la ville. Voyage facile pour les soldats de l'émir, qui ne manquaient de rien, mais pénible pour des malheureux, affaiblis par les privations. Plus d'un cadavre devait jalonner cette portion de la route sibérienne!

Ce fut à deux heures de l'après-midi, ce 12 août, par une température fort élevée et sous un ciel sans nuages, que le toptschi-baschi donna l'ordre de départ.

Alcide Jolivet et Harry Blount, ayant acheté des chevaux, avaient déjà pris la route de Tomsk, où la logique des événements allait réunir les principaux personnages de cette histoire.

Au nombre des prisonniers amenés par Ivan Ogareff au camp tartare, était une vieille femme que sa taciturnité même semblait mettre à part au milieu de toutes celles qui partageaient son sort. Pas une plainte ne sortait de ses lèvres. On eût dit une statue de la douleur. Cette femme, presque toujours immobile, plus étroitement gardée qu'aucune autre, était, sans qu'elle parût s'en douter ou s'en soucier, observée par la tsigane Sangarre. Malgré son âge, elle avait dû suivre à pied le convoi des prisonniers, sans qu'aucun adoucissement eût été apporté à ses misères.

Toutefois, quelque providentiel dessein avait placé à ses côtés un être courageux, charitable, fait pour la comprendre et l'assister. Parmi ses compagnes d'infortune, une jeune fille, remarquable par sa beauté et par une impassibilité qui ne le cédait en rien à celle de la Sibérienne, semblait s'être donné la tâche de veiller sur elle. Aucune parole n'avait été échangée entre les deux captives, mais la jeune fille se trouvait toujours à point nommé auprès de la vieille femme, quand son secours pouvait lui être utile.