Jules Verne

Par ses bohémiennes, elle pénétrait en tout lieu, entendant et rapportant tout. Ivan Ogareff était tenu au courant de ce qui se faisait jusque dans le coeur des provinces envahies. C'étaient cent yeux, cent oreilles, toujours ouverts pour sa cause. D'ailleurs, il payait largement cet espionnage, dont il retirait grand profit.

Sangarre, autrefois compromise dans une très-grave affaire, avait été sauvée par l'officier russe. Elle n'avait point oublié ce qu'elle lui devait et s'était à lui, corps et âme. Ivan Ogareff, entré dans la voie de la trahison, avait compris quel parti il pouvait tirer de cette femme. Quelque ordre qu'il lui donnât, Sangarre l'exécutait. Un instinct inexplicable, plus impérieux encore que celui de la reconnaissance, l'avait poussée à se faire l'esclave du traître, auquel elle était attachée depuis les premiers temps de son exil en Sibérie. Confidente et complice, Sangarre, sans patrie, sans famille, s'était plu à mettre sa vie vagabonde au service des envahisseurs qu'Ivan Ogareff allait jeter sur la Sibérie. A la prodigieuse astuce naturelle à sa race, elle joignait une énergie farouche, qui ne connaissait ni le pardon ni la pitié. C'était une sauvage, digne de partager le wigwam d'un Apache ou la hutte d'un Andamien.

Depuis son arrivée à Omsk, où elle l'avait rejoint avec ses tsiganes, Sangarre n'avait plus quitté Ivan Ogareff. La circonstance qui avait mis en présence Michel et Marfa Strogoff lui était connue. Les craintes d'Ivan Ogareff, relatives au passage d'un courrier du czar, elle les savait et les partageait. Marfa Strogoff prisonnière, elle eût été femme à la torturer avec tout le raffinement d'une Peau-Rouge, afin de lui arracher son secret. Mais l'heure n'était pas venue à laquelle Ivan Ogareff voulait faire parler la vieille Sibérienne. Sangarre devait attendre, et elle attendait, sans perdre des yeux celle qu'elle espionnait à son insu, guettant ses moindres gestes, ses moindres paroles, l'observant jour et nuit, cherchant à entendre ce mot de "fils" s'échapper de sa bouche, mais déjouée jusqu'alors par l'inaltérable impassibilité de Marfa Strogoff.

Cependant, au premier éclat des fanfares, le grand maître do l'artillerie tartare et le chef des écuries de l'émir, suivis d'une brillante escorte de cavaliers usbecks, s'étaient portés au front du camp afin de recevoir Ivan Ogareff.

Lorsqu'ils furent arrivés en sa présence, ils lui rendirent les plus grands honneurs et l'invitèrent à les accompagner à la tente de Féofar-Khan.

Ivan Ogareff, imperturbable comme toujours, répondit froidement aux déférences des hauts fonctionnaires envoyés à sa rencontre. Il était très-simplement vêtu, mais, par une sorte de bravade impudente, il portait encore un uniforme d'officier russe.

Au moment où il rendait la main à son cheval pour franchir l'enceinte du camp, Sangarre, passant entre les cavaliers de l'escorte, s'approcha de lui et demeura immobile.

«Rien? demanda Ivan Ogareff.

--Rien.

--Sois patiente.

--L'heure approche-t-elle où tu forceras la vieille femme à parler?

--Elle approche, Sangarre,

--Quand la vieille femme parlera-t-elle?

--Lorsque nous serons à Tomsk.

--Et nous y serons?...

--Dans trois jours.»

Les grands yeux noirs de Sangarre jetèrent un éclat extraordinaire, et elle se retira d'un pas tranquille.

Ivan Ogareff pressa les flancs de son cheval, et, suivi de son état-major d'officiers tartares, il se dirigea vers la tente de l'émir.

Féofar-Khan attendait son lieutenant. Le conseil, composé du porteur du sceau royal, du khodja et de quelques hauts fonctionnaires, avait pris place sous la tente.

Ivan Ogareff descendit de cheval, entra, et se trouva devant l'émir.

Féofar-Khan était un homme de quarante ans, haut de stature, le visage assez pâle, les yeux méchants, la physionomie farouche. Une barbe noire, étagée par petits rouleaux, descendait sur sa poitrine. Avec son costume de guerre, cotte à mailles d'or et d'argent, baudrier étincelant de pierres précieuses, fourreau de sabre courbé comme un yatagan et serti de gemmes éblouissantes, bottes ergotées d'un éperon d'or, casque orné d'une aigrette de diamants jetant mille feux, Féofar offrait au regard l'aspect plutôt étrange qu'imposant d'un Sardanapale tartare, souverain indiscuté qui dispose à son gré de la vie et de la fortune de ses sujets, dont la puissance est sans limites, et auquel, par privilège spécial, on donne, à Boukhara, la qualification d'émir.