Jules Verne

Les malheureux, sans aucun abri, durent supporter ces intempéries malsaines, et aucun adoucissement ne fut apporté à leurs misères. Quelques blessés, des femmes, des enfants moururent, et les prisonniers eux-mêmes durent enterrer ces cadavres, auxquels leurs gardiens ne voulaient même pas donner la sépulture.

Pendant ces dures épreuves, Alcide Jolivet et Michel Strogoff se multiplièrent, chacun de son côté. Ils rendirent tous les services qu'ils pouvaient rendre. Moins éprouvés que tant d'autres, valides, vigoureux, ils devaient mieux résister, et par leurs conseils, par leurs soins, ils purent se rendre utiles à ceux qui souffraient et se désespéraient.

Cet état de choses allait-il durer? Féofar-Khan, satisfait de ses premiers succès, voulait-il donc attendre quelque temps avant de marcher sur Irkoutsk? On pouvait le craindre, mais il n'en fut rien. L'événement tant souhaité d'Alcide Jolivet et d'Harry Blount, tant redouté de Michel Strogoff, se produisit dans la matinée du 12 août.

Ce jour-là, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, la mousquetade éclata. Un énorme nuage de poussière se déroulait au-dessus de la route de Kolyvan.

Ivan Ogareff, suivi de plusieurs milliers d'hommes, faisait son entrée au camp tartare.

CHAPITRE II

UNE ATTITUDE D'ALCIDE JOLIVET.

C'était tout un corps d'armée qu'Ivan Ogareff amenait à l'émir. Ces cavaliers et ces fantassins faisaient partie de la colonne qui s'était emparée d'Omsk. Ivan Ogareff, n'ayant pu réduire la ville haute, dans laquelle--on ne l'a point oublié--le gouverneur et la garnison avaient cherché refuge, s'était décidé à passer outre, ne voulant pas retarder les opérations qui devaient amener la conquête de la Sibérie orientale. Il avait donc laissé une garnison suffisante à Omsk. Puis, entraînant ses hordes, se renforçant en route des vainqueurs de Kolyvan, il venait faire sa jonction avec l'armée de Féofar.

Les soldats d'Ivan Ogareff s'arrêteront aux avant-postes du camps. Ils ne reçurent point ordre de bivouaquer. Le projet de leur chef était, sans doute, de ne pas s'arrêter, mais de se porter en avant et de gagner, dans le plus bref délai, Tomsk, ville importante, naturellement destinée à devenir le centre des opérations futures.

En même temps que ses soldats, Ivan Ogareff amenait un convoi de prisonniers russes et sibériens, capturés soit à Omsk, soit à Kolyvan. Ces malheureux ne furent pas conduits à l'enclos, déjà trop petit pour ceux qu'il contenait, et ils durent rester aux avant-postes, sans abri, presque sans nourriture. Quel sort Féofar-Khan réservait-il à ces infortunés? Les internerait-il à Tomsk, ou quelque sanglante exécution, familière aux chefs tartares, les décimerait-elle? C'était le secret du capricieux émir.

Ce corps d'armée n'était pas venu d'Omsk et de Kolyvan sans entraîner à sa suite la foule de mendiants, de maraudeurs, de marchands, de bohémiens qui forment habituellement l'arrière-garde d'une armée en marche. Tout ce monde vivait sur les pays traversés et laissait peu de chose à piller après lui. Donc, nécessité de se porter en avant, ne fût-ce que pour assurer le ravitaillement des colonnes expéditionnaires. Toute la région comprise entre les cours de l'Ichim et de l'Obi, radicalement dévastée, n'offrait plus aucune ressource. C'était un désert que les Tartares faisaient derrière eux, et les Russes ne l'auraient pas franchi sans peine.

Au nombre de ces bohémiens, accourus des provinces de l'ouest, figurait la troupe tsigane qui avait accompagné Michel Strogoff jusqu'à Perm. Sangarre était la. Cette sauvage espionne, âme damnée d'Ivan Ogareff, ne quittait pas son maître. On les a vus, tous deux, préparant leurs machinations, en Russie même, dans le gouvernement de Nijni-Novgorod. Après la traversée de l'Oural, ils s'étaient séparés pour quelques jours seulement. Ivan Ogareff avait rapidement gagné Ichim, tandis que Sangarre et sa troupe se dirigeaient sur Omsk par le sud de la province.

On comprendra facilement quelle aide cette femme apportait à Ivan Ogareff.