Jules Verne

Devant cette tente, sur une table laquée et incrustée de pierres précieuses, s'ouvrait le livre sacré du Koran, dont les pages étaient de minces feuilles d'or, finement gravées. Au-dessus, battait le pavillon tartare, écartelé des armes de l'émir.

Autour de la clairière, s'élevaient en demi-cercle les tentes des grands fonctionnaires de Boukhara. Là résidaient le chef d'écurie, qui a le droit de suivre à cheval l'émir jusque dans la cour de son palais, le grand fauconnier, le «housch-bégui», porteur du sceau royal, le «toptschi-baschi», grand maître de l'artillerie, le «khodja», chef du conseil qui reçoit le baiser du prince et peut se présenter devant lui ceinture dénouée, le «scheikh-oul-islam», chef des ulémas, représentant des prêtres, le «cazi-askev», qui, en l'absence de l'émir, juge toutes contestations soulevées entre militaires, et enfin le chef des astrologues, dont la grande affaire est de consulter les étoiles, toutes les fois que le khan songe à se déplacer.

L'émir, au moment où les prisonniers furent amenés au camp, était dans sa tente. Il ne se montra pas. Et ce fut heureux, sans doute. Un geste, un mot de lui n'auraient pu être que le signal de quelque sanglante exécution. Mais il se retrancha dans cet isolement, qui constitue en partie la majesté des rois orientaux. On admire qui ne se montre pas, et surtout on le craint.

Quant aux prisonniers, ils allaient être parqués dans quelque enclos, où, maltraités, a peine nourris, exposés a toutes les intempéries du climat, ils attendraient le bon plaisir de Féofar.

De tous, le plus docile, sinon le plus patient, était certainement Michel Strogoff. Il se laissait conduire, car on le conduisait là où il voulait aller, et dans des conditions de sécurité que, libre, il n'eût pu trouver sur cette route de Kolyvan à Tomsk. S'échapper avant d'être arrivé dans cette ville, c'était s'exposer à retomber entre les mains des éclaireurs qui battaient la steppe. La ligne la plus orientale, occupée alors par les colonnes tartares, ne se trouvait pas située au delà du quatre-vingt-deuxième méridien qui traverse Tomsk. Donc, ce méridien franchi, Michel Strogoff devait compter qu'il serait en dehors des zones ennemies, qu'il pourrait traverser l'Yeniseï sans danger, et gagner Krasnoiarsk, avant que Féofar-Khan eût envahi la province.

«Une fois à Tomsk, se répétait-il pour réprimer quelques mouvements d'impatience dont il n'était pas toujours maître, en quelques minutes, je serai au delà des avant-postes, et douze heures gagnées sur Féofar, douze heures sur Ogareff, cela me suffira pour les devancer a Irkoutsk!

Ce que Michel Strogoff, en effet, redoutait par-dessus tout, c'était et ce devait être la présence d'Ivan Ogareff au camp tartare. Outre le danger d'être reconnu, il sentait, par une sorte d'instinct, que c'était ce traître sur lequel il lui importait surtout de prendre l'avance. Il comprenait aussi que la réunion des troupes d'Ivan Ogareff à celles de Féofar porterait au complet l'effectif de l'armée envahissante, et que, la jonction opérée, cette armée marcherait en masse sur la capitale de la Sibérie orientale. Aussi, toutes ses appréhensions venaient-elles de ce côté, et, à chaque instant, écoutait-il si quelque fanfare n'annonçait pas l'arrivée du lieutenant de l'émir.

À cette pensée se joignait le souvenir de sa mère, celui de Nadia, l'une retenue à Omsk, l'autre enlevée sur les barques de l'Irtyche et sans doute captive comme l'était Marfa Strogoff! Il ne pouvait rien pour elles! Les reverrait-il jamais? A cette question qu'il n'osait résoudre, son coeur se serrait affreusement.

En même temps que Michel Strogoff et tant d'autres prisonniers, Harry Blount et Alcide Jolivet avaient été conduits au camp tartare. Leur ancien compagnon de voyage, pris avec eux au poste télégraphique, savait qu'ils étaient parqués comme lui dans cet enclos que surveillaient de nombreuses sentinelles, mais il n'avait point cherché à se rapprocher d'eux. Peu lui importait, en ce moment du moins, ce qu'ils pouvaient penser de lui depuis l'affaire du relais d'Ichim. D'ailleurs, il voulait être seul pour agir seul, le cas échéant.