Jules Verne

«Je ne me battrai pas, dit simplement Michel Strogoff, qui, pour mieux se contenir, croisa ses bras sur sa poitrine.

--Tu ne te battras pas?

--Non.

--Même après ceci?» s'écria le voyageur.

Et, avant qu'on eût pu le retenir, le manche de son fouet frappa l'épaule de Michel Strogoff.

A cette insulte, Michel Strogoff pâlit affreusement, Ses mains se levèrent toutes ouvertes, comme si elles allaient broyer ce brutal personnage. Mais, par un suprême effort, il parvint à se maîtriser. Un duel, c'était plus qu'un retard, c'était peut-être sa mission manquée!... Mieux valait perdre quelques heures!... Oui! mais dévorer cet affront!

«Te battras-tu, maintenant, lâche? répéta le voyageur, en ajoutant la grossièreté à la brutalité.

--Non! répondit Michel Strogoff, qui ne bougea pas, mais qui regarda le voyageur les yeux dans les yeux.

--Les chevaux, et à l'instant!» dit alors celui-ci. Et il sortit de la salle.

Le maître de poste le suivit aussitôt, non sans avoir haussé les épaules, après avoir examiné Michel Strogoff d'un air peu approbateur.

L'effet produit sur les journalistes par cet incident ne pouvait pas être à l'avantage de Michel Strogoff. Leur déconvenue était visible. Ce robuste jeune homme se laisser frapper ainsi et ne pas demander raison d'une pareille insulte! Ils se contentèrent donc de le saluer et se retirèrent, Alcide Jolivet disant à Harry Blount:

«Je n'aurais pas cru cela d'un homme qui découd si proprement les ours de l'Oural! Serait-il donc vrai que le courage a ses heures et ses formes? C'est à n'y rien comprendre! Après cela, il nous manque peut-être, à nous autres, d'avoir jamais été serfs!»

Un instant après, un bruit de roues et le claquement d'un fouet indiquaient que la berline, attelée des chevaux du tarentass, quittait rapidement la maison de poste.

Nadia, impassible, Michel Strogoff, encore frémissant, restèrent seuls dans la salle du relais.

Le courrier du czar, les bras toujours croisés sur sa poitrine, s'était assis. On eût dit une statue. Toutefois, une rougeur, qui ne devait pas être la rougeur de la honte, avait remplacé la pâleur sur son mâle visage.

Nadia ne doutait pas que de formidables raisons eussent pu seules faire dévorer à un tel homme une telle humiliation.

Donc, allant à lui, comme il était venu à elle à la maison de police de Nijni-Novgorod:

«Ta main, frère!» dit-elle.

Et, en même temps, son doigt, par un geste quasi-maternel, essuya une larme qui allait jaillir de l'oeil de son compagnon.

CHAPITRE XIII

AU-DESSUS DE TOUT, LE DEVOIR.

Nadia avait deviné qu'un mobile secret dirigeait tous les actes de Michel Strogoff, que celui-ci, pour quelque raison inconnue d'elle, ne s'appartenait pas, qu'il n'avait pas le droit de disposer de sa personne, et que, dans cette circonstance, il venait d'immoler héroïquement au devoir jusqu'au ressentiment d'une mortelle injure.

Nadia ne demanda, d'ailleurs, aucune explication à Michel Strogoff. La main qu'elle lui avait tendue ne répondait-elle pas d'avance à tout ce qu'il eût pu lui dire?

Michel Strogoff demeura muet pendant toute cette soirée. Le maître de poste ne pouvant plus fournir de chevaux frais que le lendemain matin, c'était une nuit entière à passer au relais. Nadia dut donc en profiter pour prendre quelque repos, et une chambre fut préparée pour elle.

La jeune fille eût préféré, sans doute, ne pas quitter son compagnon, mais elle sentait qu'il avait besoin d'être seul, et elle se disposa à gagner la chambre qui lui était destinée.

Cependant, au moment où elle allait se retirer, elle ne put s'empêcher de lui dire adieu.

«Frère,...» murmura-t-elle.

Mais Michel Strogoff, d'un geste, l'arrêta. Un soupir gonfla la poitrine de la jeune fille, et elle quitta la salle.

Michel Strogoff ne se coucha pas. Il n'aurait pu dormir, même une heure. À cette place que le fouet du brutal voyageur avait touchée, il ressentait comme une brûlure.

«Pour la patrie et pour le Père!» murmura-t-il enfin en terminant sa prière du soir.