Jules Verne

Dix minutes après son arrivée au relais, Michel Strogoff fut prévenu que son tarentass était prêt à partir.

«Bien,» répondit-il.

Puis, allant aux deux journalistes:

«Maintenant, messieurs, puisque vous restez à Ichim, le moment est venu de nous séparer.

--Quoi, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, ne resterez-vous pas même une heure à Ichim?

--Non, monsieur, et je désire même avoir quitté la maison de poste avant l'arrivée de cette berline que nous avons devancée.

--Craignez-vous donc que ce voyageur ne cherche à vous disputer les chevaux du relais?

--Je tiens surtout à éviter toute difficulté.

--Alors, monsieur Korpanoff, dit Alcide Jolivet, il ne nous reste plus qu'à vous remercier encore une fois du service que vous nous avez rendu et du plaisir que nous avons eu à voyager en votre compagnie.

--Il est possible, d'ailleurs, que nous nous retrouvions dans quelques jours à Omsk, ajouta Harry Blount.

--C'est possible, en effet, répondit Michel Strogoff, puisque j'y vais directement.

--Eh bien! bon voyage, monsieur Korpanoff, dit alors Alcide Jolivet, et Dieu vous garde des télègues.»

Les deux correspondants tendaient la main à Michel Strogoff avec l'intention de la lui serrer le plus cordialement possible, lorsque le bruit d'une voiture se fit entendre au dehors.

Presque aussitôt, la porte de la maison de poste s'ouvrit brusquement, et un homme parut.

C'était le voyageur de la berline, un individu à tournure militaire, âgé d'une quarantaine d'années, grand, robuste, tête forte, épaules larges, épaisses moustaches se raccordant avec ses favoris roux. Il portait un uniforme sans insignes. Un sabre de cavalerie traînait à sa ceinture, et il tenait à la main un fouet à manche court.

«Des chevaux, demanda-t-il avec l'air impérieux d'un homme habitué à commander.

--Je n'ai plus de chevaux disponibles, répondit le maître de poste, en s'inclinant.

--Il m'en faut à l'instant.

--C'est impossible.

--Quels sont donc ces chevaux qui viennent d'être attelés au tarentass que j'ai vu à la porte du relais?

--Ils appartiennent à ce voyageur, répondit le maître de poste en montrant Michel Strogoff.

--Qu'on les dételle!...» dit le voyageur d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

Michel Strogoff s'avança alors.

«Ces chevaux sont retenus par moi, dit-il.

--Peu m'importe! Il me les faut. Allons! Vivement! Je n'ai pas de temps à perdre!

--Je n'ai pas de temps à perdre non plus,» répondit Michel Strogoff, qui voulait être calme et se contenait non sans peine.

Nadia était près de lui, calme aussi, mais secrètement inquiète d'une scène qu'il eût mieux valu éviter.

«Assez!» répéta le voyageur.

Puis, allant au maître de poste:

«Qu'on dételle ce tarentass, s'écria-t-il avec un geste de menace, et que les chevaux soient mis à ma berline!»

Le maître de poste, très-embarrassé, ne savait à qui obéir, et il regardait Michel Strogoff, dont c'était évidemment le droit de résister aux injustes exigences du voyageur.

Michel Strogoff hésita un instant. Il ne voulait pas faire usage de son podaroshna, qui eût attiré l'attention sur lui, il ne voulait pas non plus, en cédant les chevaux, retarder son voyage, et, cependant, il ne voulait pas engager une lutte qui eût pu compromettre sa mission.

Les deux journalistes le regardaient, prêts d'ailleurs à le soutenir, s'il faisait appel à eux.

«Mes chevaux resteront à ma voiture,» dit Michel Strogoff, mais sans élever le ton plus qu'il ne convenait à un simple marchand d'Irkoutsk.

Le voyageur s'avança alors vers Michel Strogoff, et lui posant rudement la main sur l'épaule:

«C'est comme cela! dit-il d'une voix éclatante. Tu ne veux pas me céder tes chevaux?

--Non, répondit Michel Strogoff.

--Eh bien, ils seront à celui de nous deux qui va pouvoir repartir! Défends-toi, car je ne te ménagerai pas!»

Et, en parlant ainsi, le voyageur tira vivement son sabre du fourreau et se mit en garde.

Nadia s'était jetée devant Michel Strogoff.

Harry Blount et Alcide Jolivet s'avancèrent vers lui.