Jules Verne

--Ma foi, monsieur, nous n'en savons que ce qu'on en disait à Perm, répondit Alcide Jolivet. Les Tartares de Féofar-Khan ont envahi toute la province de Sémipalatinsk, et, depuis quelques jours, ils descendent à marche forcée le cours de l'Irtyche. Il faut donc vous hâter si vous voulez les devancer à Omsk.

--En effet, répondit Michel Strogoff.

--On ajoutait aussi que le colonel Ogareff avait réussi à passer la frontière sous un déguisement, et qu'il ne pouvait tarder à rejoindre le chef tartare au centre même du pays soulevé.

--Mais comment l'aurait-on su? demanda Michel Strogoff, que ces nouvelles, plus ou moins véridiques, intéressaient directement.

--Eh! comme on sait toutes ces choses, répondit Alcide Jolivet. C'est dans l'air.

--Et vous avez des raisons sérieuses de penser que le colonel Ogareff est en Sibérie?

--J'ai même entendu dire qu'il avait dû prendre la route de Kazan à Ekaterinbourg.

--Ah! vous saviez cela, monsieur Jolivet? dit alors Harry Blount, que l'observation du correspondant français tira de son mutisme.

--Je le savais, répondit Alcide Jolivet.

--Et saviez-vous qu'il devait être déguisé en bohémien? demanda Harry Blount.

--En bohémien! s'écria presque involontairement Michel Strogoff, qui se rappela la présence du vieux tsigane à Nijni-Novgorod, son voyage à bord du _Caucase_ et son débarquement à Kazan.

--Je le savais assez pour en faire l'objet d'une lettre à ma cousine, répondit en souriant Alcide Jolivet.

--Vous n'avez pas perdu votre temps à Kazan! fit observer l'Anglais d'un ton sec.

--Mais non, cher confrère, et, pendant que le _Caucase_ s'approvisionnait, je faisais comme le _Caucase_!»

Michel Strogoff n'écoutait plus les réparties qu'Harry Blount et Alcide Jolivet échangeaient entre eux. Il songeait à cette troupe de bohémiens, à ce vieux tsigane dont il n'avait pu voir le visage, à la femme étrange qui l'accompagnait, au singulier regard qu'elle avait jeté sur lui, et il cherchait à rassembler dans son esprit tous les détails de cette rencontre, lorsqu'une détonation se fit entendre à une courte distance.

«Ah! messieurs, en avant! s'écria Michel Strogoff.

--Tiens! pour un digne négociant qui fuit les coups de feu, se dit Alcide Jolivet, il court bien vite à l'endroit où ils éclatent!»

Et, suivi d'Harry Blount, qui n'était pas homme à rester en arrière, il se précipita sur les pas de Michel Strogoff.

Quelques instants après, tous trois étaient en face du saillant qui abritait le tarentass au tournant du chemin.

Le bouquet de pins allumé par la foudre brûlait, encore. La route était déserte. Cependant, Michel Strogoff n'avait pu se tromper. Le bruit d'une arme à feu était bien arrivé jusqu'à lui.

Soudain, un formidable grognement se fit entendre, et une seconde détonation éclata au delà du talus.

«Un ours! s'écria Michel Strogoff, qui ne pouvait se méprendre à ce grognement. Nadia! Nadia!»

Et, tirant son coutelas de sa ceinture, Michel Strogoff s'élança par un bond formidable et tourna le contrefort derrière lequel la jeune fille avait promis de l'attendre.

Les pins, alors dévorés par les flammes du tronc à la cime, éclairaient largement la scène.

Au moment où Michel Strogoff atteignit le tarentass, une masse énorme recula jusqu'à lui.

C'était un ours de grande taille. La tempête l'avait chassé des bois qui hérissaient ce talus de l'Oural, et il était venu chercher refuge dans cette excavation, sa retraite habituelle, sans doute, que Nadia occupait alors.

Deux des chevaux, effrayés de la présence de l'énorme animal, brisant leurs traits, avaient pris la fuite, et l'iemschik, ne pensant qu'à ses bêtes, oubliant que la jeune fille allait rester seule en présence de l'ours, s'était jeté à leur poursuite.

La courageuse Nadia n'avait pas perdu la tête. L'animal, qui ne l'avait pas vue tout d'abord, s'était attaqué à l'autre cheval de l'attelage. Nadia, quittant alors l'anfractuosité dans laquelle elle s'était blottie, avait couru à la voiture, pris un des revolvers de Michel Strogoff, et, marchant hardiment sur l'ours, elle avait fait feu à bout portant.