Jules Verne

Me suis-je trompée?»

--Tu ne t'es pas trompée, Nadia, répondit Michel Strogoff, et lorsque nous aurons atteint Ekaterinbourg, nous serons au pied même des monts Ourals, sur leur versant opposé.

--Que durera cette traversée dans la montagne?

--Quarante-huit heures, car nous voyagerons nuit et jour.--Je dis nuit et jour, Nadia, ajouta-t-il, car je ne peux pas m'arrêter même un instant, et il faut que je marche sans relâche vers Irkoutsk.

--Je ne te retarderai pas, frère, non, pas même une heure, et nous voyagerons nuit et jour.

--Eh bien, alors, Nadia, puisse l'invasion tartare nous laisser le chemin libre, et, avant vingt jours, nous serons arrivés!

--Tu as déjà fait ce voyage? demanda Nadia.

--Plusieurs fois.

--Pendant l'hiver, nous aurions été plus rapidement et plus sûrement, n'est-ce pas?

--Oui, plus rapidement surtout, mais tu aurais bien souffert du froid et des neiges!

--Qu'importe! L'hiver est l'ami du Russe.

--Oui, Nadia, mais quel tempérament à toute épreuve il faut pour résister à une telle amitié! J'ai vu souvent la température tomber dans les steppes sibériennes à plus de quarante degrés au-dessous de glace! J'ai senti, malgré mon vêtement de peau de renne, [Ce vêtement se nomme «dakha»: il est très-léger et, cependant, absolument imperméable au froid.] mon coeur se glacer, mes membres se tordre, mes pieds se geler sous leurs triples chaussettes de laine! J'ai vu les chevaux de mon traîneau recouverts d'une carapace de glace, leur respiration figée aux naseaux! J'ai vu l'eau-de-vie de ma gourde se changer en pierre dure que le couteau ne pouvait entamer!... Mais mon traîneau filait comme l'ouragan! Plus d'obstacles sur la plaine nivelée et blanche à perte de vue! Plus de cours d'eau dont on est obligé de chercher les passages guéables! Plus de lacs qu'il faut traverser en bateau! Partout la glace dure, la route libre, le chemin assuré! Mais au prix de quelles souffrances, Nadia! Ceux-là seuls pourraient le dire, qui ne sont pas revenus, et dont le chasse-neige a bientôt recouvert les cadavres!

--Cependant, tu es revenu, frère, dit Nadia.

--Oui, mais je suis Sibérien, et tout enfant, quand je suivais mon père dans ses chasses, je m'accoutumais à ces dures épreuves. Mais toi, lorsque tu m'as dit, Nadia, que l'hiver ne t'aurait pas arrêtée, que tu serais partie seule, prête à lutter contre les redoutables intempéries du climat sibérien, il m'a semblé te voir perdue dans les neiges et tombant pour ne plus te relever!

--Combien de fois as-tu traversé la steppe pendant l'hiver? demanda la jeune Livonienne.

--Trois fois, Nadia, lorsque j'allais a Omsk,

--Et qu'allais-tu faire à Omsk?

--Voir ma mère, qui m'attendait!

--Et moi, je vais à Irkoutsk, où m'attend mon père! Je vais lui porter les dernières paroles de ma mère! C'est te dire, frère, que rien n'aurait pu m'empêcher de partir!

--Tu es une brave enfant, Nadia, répondit Michel Strogoff, et Dieu lui-même t'aurait conduite!»

Pendant cette journée, le tarentass fut mené rapidement par les iemschiks qui se succédèrent à chaque relais. Les aigles de la montagne n'eussent pas trouvé leur nom déshonoré par ces «aigles» de la grande route. Le haut prix payé par chaque cheval, les pourboires largement octroyés, recommandaient les voyageurs d'une façon toute spéciale. Peut-être les maîtres de poste trouvèrent-ils singulier, après la publication de l'arrêté, qu'un jeune homme et sa soeur, évidemment Russes tous les deux, pussent courir librement à travers la Sibérie, fermée à tous autres, mais leurs papiers étaient en règle, et ils avaient le droit de passer. Aussi les poteaux kilométriques restaient-ils rapidement on arrière du tarentass.

Du reste, Michel Strogoff et Nadia n'étaient pas seuls à suivre la route de Perm à Ekaterinbourg. Dès les premiers relais, le courrier du czar avait appris qu'une voiture le précédait; mais, comme les chevaux ne lui manquaient pas, il ne s'en préoccupa pas autrement.

Pendant cette journée, les quelques haltes, durant lesquelles se reposa le tarentass, ne furent uniquement faites que pour les repas. Aux maisons de poste, on trouve à se loger et à se nourrir. D'ailleurs, à défaut de relais, la maison du paysan russe n'eût pas été moins hospitalière.