Jules Verne

Quelques voiles blanches animaient ses belles eaux, tout imprégnées de rayons solaires. Les coteaux, plantés de trembles, d'aunes et parfois de grands chênes, fermaient l'horizon par une ligne harmonieuse, que l'éclatante lumière de midi confondait en certaine points avec le fond du ciel.

Mais ces beautés naturelles ne semblaient pas pouvoir détourner, même un instant, les pensées de la jeune Livonienne. Elle ne voyait qu'une chose, le but à atteindre, et la Kama n'était pour elle qu'un chemin plus facile pour y arriver. Ses yeux brillaient extraordinairement en regardant vers l'est, comme si elle eût voulu percer de son regard cet impénétrable horizon.

Nadia avait laissé sa main dans la main de son compagnon, et bientôt, se retournant vers lui:

«A quelle distance sommes-nous de Moscou? lui demanda-t-elle.

--A neuf cents verstes! répondit Michel Strogoff.

--Neuf cents sur sept mille!» murmura la jeune fille.

C'était l'heure du déjeuner, qui fut annoncé par quelques tintements de la cloche. Nadia suivit Michel Strogoff au restaurant du steam-boat. Elle ne voulut point toucher à ces hors-d'oeuvre, servis à part, tels que caviar, harengs coupés par petites tranches, eau-de-vie de seigle anisée destinés à stimuler l'appétit, suivant un usage commun à tous les pays du Nord, en Russie comme en Suède ou en Norwége. Nadia mangea peu, et peut-être comme une pauvre fille dont les ressources sont très-restreintes. Michel Strogoff crut donc devoir se contenter du menu qui allait suffire à sa compagne, c'est-à-dire d'un peu de «koulbat», sorte de pâté fait avec des jaunes d'oeufs, du riz et de la viande pilée, de choux rouges farcis au caviar [Le caviar est un mets russe qui se compose d'oeufs d'esturgeon salés.] et de thé pour toute boisson.

Ce repas ne fut donc ni long ni coûteux, et, moins de vingt minutes après s'être mis tous les deux a table, Michel Strogoff et Nadia remontaient ensemble sur le pont du _Caucase_.

Alors, ils s'assirent à l'arrière, et, sans autre préambule, Nadia, baissant la voix de manière à n'être entendue que de lui seul:

«Frère, dit-elle, je suis la fille d'un exilé. Je me nomme Nadia Fédor. Ma mère est morte à Riga, il y a un mois à peine, et je vais à Irkoutsk rejoindre mon père pour partager son exil.

--Je vais moi-même à Irkoutsk, répondit Michel Strogoff, et je regarderai comme une faveur du ciel de remettre Nadia Fédor, saine et sauve, entre les mains de son père.

--Merci, frère!» répondit Nadia.

Michel Strogoff ajouta alors qu'il avait obtenu un podaroshna spécial pour la Sibérie, et que, du côté des autorités russes, rien ne pourrait entraver sa marche.

Nadia n'en demanda pas davantage. Elle ne voyait qu'une chose dans la rencontre providentielle de ce jeune homme simple et bon: le moyen pour elle d'arriver jusqu'à son père.

«J'avais, lui dit-elle, un permis qui me donnait l'autorisation de me rendra a Irkoutsk; mais l'arrêté du gouverneur de Nijni-Novgorod est venu l'annuler, et sans toi, frère, je n'aurais pu quitter la ville où tu m'as trouvée, et dans laquelle, bien sûr, je serais morte!

--Et seule, Nadia, répondit Michel Strogoff, seule, tu osais t'aventurer à travers les steppes de la Sibérie!

--C'était mon devoir, frère.

--Mais ne savais-tu pas que le pays, soulevé et envahi, était devenu presque infranchissable?

--L'invasion tartare n'était pas connue quand je quittai Riga, répondit la jeune Livonienne. C'est à Moscou seulement que j'ai appris cette nouvelle!

--Et, malgré cela, tu as poursuivi ta route?

--C'était mon devoir.»

Ce mot résumait tout le caractère de cette courageuse jeune fille. Ce qui était son devoir, Nadia n'hésitait jamais à le faire.

Elle parla alors de son père, Wassili Fédor. C'était un médecin estimé de Riga. Il exerçait sa profession avec succès et vivait heureux au milieu des siens. Mais son affiliation à une société secrète étrangère ayant été établie, il reçut l'ordre de partir pour Irkoutsk, et les gendarmes, qui lui apportaient cet ordre, le conduisirent sans délai au delà de la frontière.