Jules Verne

L'homme à la voix gaie parlait russe, mais avec un accent étranger, et son interlocuteur, plus réservé, lui répondait dans la même langue, qui n'était pas non plus sa langue originelle.

«Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, mon cher confrère, vous que j'ai vu a la fête impériale de Moscou, et seulement entrevu a Nijni-Novgorod?

--Moi-même, répondit le second d'un ton sec.

--Eh bien, franchement, je ne m'attendais pas a être immédiatement suivi par vous, et de si près!

--Je ne vous suis pas, monsieur, je vous précède!

--Précède! précède! Mettons que nous marchons de front, du même pas, comme deux soldats à la parade, et, provisoirement du moins, convenons, si vous le voulez, que l'un ne dépassera pas l'autre!

--Je vous dépasserai, au contraire.

--Nous verrons cela, quand nous serons sur le théâtre de la guerre; mais jusque-là, que diable! soyons compagnons de route. Plus tard, nous aurons bien le temps et l'occasion d'être rivaux!

--Ennemis.

--Ennemis, soit! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, une précision qui m'est tout particulièrement agréable. Avec vous, au moins, on sait à quoi s'en tenir!

--Où est le mal?

--Il n'y en a aucun. Aussi, à mon tour, je vous demanderai la permission de préciser notre situation réciproque.

--Précisez.

--Vous allez a Perm... comme moi?

--Comme vous.

--Et, probablement, vous vous dirigerez de Perm sur Ekaterinbourg, puisque c'est la route la meilleure et la plus sûre par laquelle on puisse franchir les monts Ourals?

--Probablement.

--Une fois la frontière passée, nous serons en Sibérie, c'est-à-dire en pleine invasion.

--Nous y serons!

--Eh bien alors, mais seulement alors, ce sera le moment de dire: «Chacun pour soi, et Dieu pour....»

--Dieu pour moi!

--Dieu pour vous, tout seul! Très-bien! Mais, puisque nous avons devant nous une huitaine de jours neutres, et puisque très-certainement les nouvelles ne pleuvront pas en route, soyons amis jusqu'au moment où nous redeviendrons rivaux.

--Ennemis.

--Oui! c'est juste, ennemis! Mais, jusque-là, agissons de concert et ne nous entre-dévorons pas! Je vous promets, d'ailleurs, de garder pour moi tout ce que je pourrai voir....

--Et moi, tout ce que je pourrai entendre.

--Est-ce dit?

--C'est dit.

--Votre main?

--La voila.»

Et la main du premier interlocuteur, c'est-à-dire cinq doigts largement ouverts, secoua vigoureusement les deux doigts que lui tendit flegmatiquement le second.

«A propos, dit le premier, j'ai pu, ce matin, télégraphier à ma cousine le texte même de l'arrêté dès dix heures dix-sept minutes.

--Et moi je l'ai adressé au _Daily-Telegraph_ dès dix heures treize.

--Bravo, monsieur Blount.

-Trop bon, monsieur Jolivet.

--A charge de revanche!

--Ce sera difficile!

--On essayera pourtant!»

Ce disant, le correspondant français salua familièrement le correspondant anglais, qui, inclinant sa tête, lui rendit son salut avec une raideur toute britannique.

Ces deux chasseurs de nouvelles, l'arrêté du gouverneur ne les concernait pas, puisqu'ils n'étaient ni Russes, ni étrangers d'origine asiatique. Ils étaient donc partis, et s'ils avaient quitté ensemble Nijni-Novgorod, c'est que le même instinct les poussait en avant. Il était donc naturel qu'ils eussent pris le même moyen de transport et qu'ils suivissent la même route jusqu'aux, steppes sibériennes. Compagnons de voyage, amis ou ennemis, ils avaient devant eux huit jours avant «que la chasse fût ouverte». Et alors au plus adroit! Alcide Jolivet avait fait les premières avances, et, si froidement que ce fût, Harry Blount les avait acceptées.

Quoi qu'il en soit, au dîner de ce jour, le Français, toujours ouvert et même un peu loquace, l'Anglais, toujours fermé, toujours gourmé, trinquaient à la même table, en buvant un Cliquot authentique, à six roubles la bouteille, généreusement fait avec la sève fraîche des bouleaux du voisinage.

En entendant ainsi causer Alcide Jolivet et Harry Blount, Michel Strogoff s'était dit:

«Voici des curieux et des indiscrets que je rencontrerai probablement sur ma route.