Jules Verne

En somme, cette partie du pont était fort encombrée. Aussi les passagers de l'arrière ne s'aventuraient-ils guère parmi ces groupes très-mélanges, dont la place était marquée sur l'avant des tambours.

Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubes entre les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquels des remorqueurs faisaient remonter le cours au fleuve et qui transportaient toutes sortes de marchandises à Nijni-Novgorod. Puis passaient des trains de bois, longs comme ces interminables files de sargasses de l'Atlantique, et des chalands chargés à couler bas, noyés jusqu'au plat-bord. Voyage inutile à présent, puisque la foire venait d'être brusquement dissoute à son début.

Les rives du Volga, éclaboussées par le sillage du steam-boat, se couronnaient de volées de canards qui fuyaient en poussant des cris assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines sèches, bordées d'aunes, de saules, de trembles, s'éparpillaient quelques vaches d'un rouge foncé, des troupeaux de moutons à toison brune, de nombreuses agglomérations de porcs et de porcelets blancs et noirs. Quelques champs, semés de maigre sarrasin et de seigle, s'étendaient jusqu'à l'arrière-plan de coteaux à demi cultivés, mais qui, en somme, n'offraient aucun point de vue remarquable. Dans ces paysages monotones, le crayon d'un dessinateur, en quête de quelque site pittoresque, n'eût rien trouvé à reproduire.

Deux heures après le départ du _Caucase_, la jeune Livonienne, s'adressant à Michel Strogoff, lui dit:

«Tu vas à Irkoutsk, frère?

--Oui, soeur, répondit le jeune homme. Nous faisons tous les deux la même route. Par conséquent, partout où je passerai, tu passeras.

--Demain, frère, tu sauras pourquoi j'ai quitté les rives de la Baltique pour aller au delà des monts Ourals.

--Je ne te demande rien, soeur.

--Tu sauras tout, répondit la jeune fille, dont les lèvres ébauchèrent un triste sourire. Une soeur ne doit rien cacher à son frère. Mais, aujourd'hui, je ne pourrais!... La fatigue, le désespoir m'avaient brisée!

--Veux-tu reposer dans ta cabine? demanda Michel Strogoff.

--Oui... oui... et demain....

--Viens donc....»

Il hésitait à finir sa phrase, comme s'il eût voulu l'achever par le nom de sa compagne, qu'il ignorait encore.

«Nadia, dit-elle en lui tendant la main.

--Viens, Nadia, répondit Michel Strogoff, et use sans façon de ton frère Nicolas Korpanoff.»

Et il conduisit la jeune fille à la cabine qui avait été retenue pour elle sur le salon de l'arrière.

Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles qui pouvaient peut-être modifier son itinéraire, il se mêla aux groupes de passagers, écoutant, mais ne prenant point part aux conversations. D'ailleurs, si le hasard faisait qu'il fût interrogé et dans l'obligation de répondre, il se donnerait pour le négociant Nicolas Korpanoff, que le _Caucase_ reconduisait à la frontière, car il ne voulait pas que l'on pût se douter qu'une permission spéciale l'autorisait à voyager en Sibérie.

Les étrangers que le steam-boat transportait ne pouvaient évidemment parler que des événements du jour, de l'arrêté et de ses conséquences. Ces pauvres gens, à peine remis des fatigues d'un voyage à travers l'Asie centrale, se voyaient forcés de revenir, et s'ils n'exhalaient pas hautement leur colère et leur désespoir, c'est qu'ils ne l'osaient. Une peur, mêlée de respect, les retenait. Il était possible que des inspecteurs de police, chargés de surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à bord du _Caucase_, et mieux valait tenir sa langue, l'expulsion, après tout, étant encore préférable à l'emprisonnement dans une forteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou l'on se taisait, ou les propos s'échangeaient avec une telle circonspection, qu'on ne pouvait guère en tirer quelque utile renseignement.

Mais si Michel Strogoff n'eut rien à apprendre de ce côté, si même les bouches se fermèrent plus d'une fois à son approche,--car on ne le connaissait pas,--ses oreilles furent bientôt frappera par les éclats d'une voix peu soucieuse d'être ou non entendue.