Jules Verne

Or, Michel Strogoff se trouvait précisément sur la place centrale, lorsque le bruit se répandit que le maître de police venait d'être mandé par estafette au palais du gouverneur général. Une importante dépêche, arrivée de Moscou, disait-on, motivait ce déplacement.

Le maître de police se rendit donc au palais du gouverneur, et aussitôt, comme par un pressentiment général, la nouvelle circula que quelque mesure grave, en dehors de toute prévision, de toute habitude, allait être prise.

Michel Strogoff écoutait ce qui se disait, afin d'en profiter, le cas échéant.

«On va fermer la foire! s'écriait l'un.

--Le régiment de Nijni-Novgorod vient de recevoir son ordre de départ! répondait l'autre.

--On dit que les Tartares menacent Tomsk!

--Voici le maître de police!» cria-t-on de toutes parts.

Un fort brouhaha s'était élevé subitement, qui se dissipa peu à peu, et auquel succéda un silence absolu. Chacun pressentait quelque grave communication de la part du gouvernement.

Le maître de police, précédé de ses agents, venait de quitter le palais du gouverneur général. Un détachement de Cosaques l'accompagnait et faisait ranger la foule à force de bourrades, violemment données et patiemment reçues.

Le maître de police arriva au milieu de la place centrale, et chacun put voir qu'il tenait une dépêche à la main.

Alors, d'une voix haute, il lut la déclaration suivante:

«ARRÊTÉ DU GOUVERNEUR DE NIJNI-NOVGOROD.

«1° Défense à tout sujet russe de sortir de la province, pour quelque cause que ce soit.

«2° Ordre à tous étrangers d'origine asiatique de quitter la province dans les vingt-quatre heures.»

CHAPITRE VI

FRÈRE ET SOEUR.

Ces mesures, très-funestes pour les intérêts privés, les circonstances les justifiaient absolument.

«Défense à tout sujet russe de sortir de la province», si Ivan Ogareff était encore dans la province, c'était l'empêcher, non sans d'extrêmes difficultés tout au moins, de rejoindre Féofar-Khan, et enlever au chef tartare un lieutenant redoutable.

«Ordre à tous étrangers d'origine asiatique de quitter la province dans les vingt-quatre heures», c'était éloigner eh bloc ces trafiquants venus de l'Asie centrale, ainsi que ces bandes de bohémiens, de gypsies, de tsiganes, qui ont plus ou moins d'affinités avec les populations tartares ou mongoles et que la foire y avait réunis. Autant de têtes, autant d'espions, et leur expulsion était certainement commandée par l'état des choses.

Mais on comprend aisément l'effet de ces deux coups de foudre, tombant sur la ville de Nijni-Novgorod, nécessairement plus visée et plus atteinte qu'aucune autre.

Ainsi donc, les nationaux que des affaires eussent appelés au delà des frontières sibériennes ne pouvaient plus quitter la province, momentanément du moins. La teneur du premier article de l'arrêté était formelle. Il n'admettait aucune exception. Tout intérêt privé devait s'effacer devant l'intérêt général.

Quant au second article de l'arrêté, l'ordre d'expulsion qu'il contenait était aussi sans réplique. Il ne concernait point d'autres étrangers que ceux qui étaient d'origine asiatique, mais ceux-ci n'avaient plus qu'à réemballer leurs marchandises et à reprendre la route qu'ils venaient de parcourir. Quant à tous ces saltimbanques, dont le nombre était considérable, et qui avaient près de mille verstes à franchir pour atteindre la frontière la plus rapprochée, c'était pour eux la misère à bref délai!

--Aussi s'éleva-t-il tout d'abord contre cette mesure insolite un murmure de protestation, un cri de désespoir, que la présence des Cosaques et des agents de la police eut promptement réprimé.

Et presque aussitôt ce qu'on pourrait appeler le déménagement de cette vaste plaine commença. Les toiles tendues devant les échoppes se replièrent; les théâtres forains s'en allèrent par morceaux; les danses et les chants cessèrent; les parades se turent; les feux s'éteignirent; les cordes des équilibristes se détendirent; les vieux chevaux poussifs de ces demeures ambulantes revinrent des écuries aux brancards.