Jules Verne

Lorsque son fils la quitta, ce fut le coeur gros, mais en lui promettant de revenir toutes les fois qu'il le pourrait,--promesse qui fut toujours religieusement tenue.

Il avait été décidé que Michel Strogoff, à vingt ans, entrerait au service personnel de l'empereur de Russie, dans le corps des courriers du czar. Le jeune Sibérien, hardi, intelligent, zélé de bonne conduite, eut d'abord l'occasion de se distinguer spécialement dans un voyage au Caucase, au milieu d'un pays difficile, soulevé par quelques remuants successeurs de Shamyl, puis, plus tard, pendant une importante mission qui l'entraîna jusqu'à Petropolowski, dans le Kamtschatka, à l'extrême limite de la Russie asiatique. Durant ces longues tournées, il déploya des qualités merveilleuses de sang-froid, de prudence, de courage, qui lui valurent l'approbation et la protection de ses chefs, et il fit rapidement son chemin.

Quant aux congés qui lui revenaient de droit, après ces lointaines missions, jamais il ne négligea de les consacrer à sa vieille mère,--fût-il séparé d'elle par des milliers de verstes et l'hiver rendit-il les routes impraticables. Cependant, et pour la première fois, Michel Strogoff, qui venait d'être très-employé dans le sud de l'empire, n'avait pas revu la vieille Marfa depuis trois ans, trois siècles! Or, son congé réglementaire allait lui être accordé dans quelques jours, et il avait déjà fait ses préparatifs de départ pour Omsk, quand se produisirent les circonstances que l'on sait. Michel Strogoff fut donc introduit en présence du czar, dans la plus complète ignorance de ce que l'empereur attendait de lui.

Le czar, sans lui adresser la parole, le regarda pendant quelques instants et l'observa d'un oeil pénétrant, tandis que Michel Strogoff demeurait absolument immobile.

Puis, le czar, satisfait de cet examen, sans doute, retourna près de son bureau, et, faisant signe au grand maître de police de s'y asseoir, il lui dicta à voix basse une lettre qui ne contenait que quelques lignes.

La lettre libellée, le czar la relut avec une extrême attention, puis il la signa, après avoir fait précéder son nom de ces mots: «Byt po sémou,» qui signifient: «Ainsi soit-il,» et constituent la formule sacramentelle des empereurs de Russie.

La lettre fut alors introduite dans une enveloppe, que ferma le cachet aux armes impériales.

Le czar, se relevant alors, dit à Michel Strogoff de s'approcher.

Michel Strogoff fit quelques pas en avant et demeura de nouveau immobile, prêt à répondre.

Le czar le regarda encore une fois bien en face, les yeux dans les yeux. Puis, d'une voix brève:

«Ton nom? demanda-t-il.

--Michel Strogoff, sire.

--Ton grade?

--Capitaine au corps des courriers du czar.

--Tu connais la Sibérie?

--Je suis Sibérien.

--Tu es né?...

--A Omsk.

--As-tu des parents à Omsk?

--Oui, sire.

--Quels parents?

--Ma vieille mère.

Le czar suspendit un instant la série de ses questions. Puis, montrant la lettre qu'il tenait à la main:

«Voici une lettre, dit-il, que je te charge, toi, Michel Strogoff, de remettre en mains propres au grand-duc et à nul autre que lui.

--Je la remettrai, sire.

--Le grand-duc est à Irkoutsk.

--J'irai à Irkoutsk.

--Mais il faudra traverser un pays soulevé par des rebelles, envahi par des Tartares, qui auront intérêt à intercepter cette lettre.

--Je le traverserai.

--Tu te méfieras surtout d'un traître, Ivan Ogareff, qui se rencontrera peut-être sur ta route.

--Je m'en méfierai.

--Passeras-tu par Omsk?

--C'est mon chemin, sire.

--Si tu vois ta mère, tu risques d'être reconnu. Il ne faut pas que tu voies ta mère!»

Michel Strogoff eut une seconde d'hésitation.

«Je ne la verrai pas, dit-il.

--Jure-moi que rien ne pourra te faire avouer ni qui tu es ni où tu vas!

--Je le jure.

--Michel Strogoff, reprit alors le czar, en remettant le pli au jeune courrier, prends donc cette lettre, de laquelle dépend le salut de toute la Sibérie et peut-être la vie du grand-duc mon frère.

--Cette lettre sera remise à Son Altesse le grand-duc.