Jules Verne

i,... reprit Alcide Jolivet, ma cousine Madeleine... C'est avec elle que je corresponds! Elle aime à être informée vite et bien, ma cousine!.. J'ai donc cru devoir lui marquer que, pendant cette fête, une sorte de nuage avait semblé obscurcir le front du souverain.

--Pour moi, il m'a paru rayonnant, répondit Harry Blount, qui voulait peut-être dissimuler sa pensée à ce sujet.

--Et, naturellement, vous l'avez fait «rayonner» dans les colonnes du _Daily-Telegraph_.

--Précisément.

--Vous rappelez-vous, monsieur Blount, dit Alcide Jolivet, ce qui s'est passé à Zakret en 1812?

--Je me le rappelle comme si j'y avais été, monsieur, répondit le correspondant anglais.

--Alors, reprit Alcide Jolivet, vous savez qu'au milieu d'une fête donnée en son honneur, on annonça à l'empereur Alexandre que Napoléon venait de passer le Niémen avec l'avant-garde française. Cependant, l'empereur ne quitta pas la fête, et, malgré l'extrême gravité d'une nouvelle qui pouvait lui coûter l'empire, il ne laissa pas percer plus d'inquiétude....

--Que ne vient d'en montrer notre hôte, lorsque le général Kissoff lui a appris que les fils télégraphiques venaient d'être coupés entre la frontière et le gouvernement d'Irkoutsk.

--Ah! vous connaissez ce détail?

--Je le connais.

--Quant à moi, il me serait difficile de l'ignorer, puisque mon dernier télégramme est allé jusqu'à Oudinsk, fit observer Alcide Jolivet avec une certaine satisfaction.

--Et le mien jusqu'à Krasnoiarsk seulement, répondit Harry Blount d'un ton non moins satisfait.

--Alors vous savez aussi que des ordres ont été envoyés aux troupes de Nikolaevsk?

--Oui, monsieur, en même temps qu'on télégraphiait aux Cosaques du gouvernement de Tobolsk de se concentrer.

--Rien n'est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m'étaient également connues, et croyez bien que mon aimable cousine en saura dès demain quelque chose!

--Exactement comme le sauront, eux aussi, les lecteurs du _Daily-Telegraph_, monsieur Jolivet.

--Voila! Quand on voit tout ce qui se passe!...

--Et quand on écoute tout ce qui se dit!...

--Une intéressante campagne à suivre, monsieur Blount.

--Je la suivrai, monsieur Jolivet.

--Alors, il est possible que nous nous retrouvions sur un terrain moins sûr peut-être que le parquet de ce salon!

--Moins sûr, oui, mais....

--Mais aussi moins glissant!» répondit Alcide Jolivet, qui retint son collègue, au moment où celui-ci allait perdre l'équilibre en se reculant.

Et, là-dessus, les deux correspondants se séparèrent, assez contents, en somme, de savoir que l'un n'avait pas distancé l'autre. En effet, ils étaient à deux de jeu.

En ce moment, les portes des salles contiguës au grand salon furent ouvertes. La se dressaient plusieurs vastes tables merveilleusement servies et chargées à profusion de porcelaines précieuses et de vaisselle d'or. Sur la table centrale, réservée aux princes, aux princesses et aux membres du corps diplomatique, étincelait un surtout d'un prix inestimable, venu des fabriques de Londres, et autour de ce chef-d'oeuvre d'orfèvrerie miroitaient, sous le feu des lustres, les mille pièces du plus admirable service qui fût jamais sorti des manufactures de Sèvres.

Les invités du Palais-Neuf commencèrent alors à se diriger vers les salles du souper.

A cet instant, le général Kissoff, qui venait de rentrer, s'approcha rapidement de l'officier des chasseurs de la garde.

«Eh bien? lui demanda vivement celui-ci, ainsi qu'il avait fait la première fois.

--Les télégrammes ne passent plus Tomsk, sire.

--Un courrier à l'instant!»

L'officier quitta le grand salon et entra dans une vaste pièce y attenant. C'était un cabinet de travail, très-simplement meublé en vieux chêne, et situé à l'angle du Palais-Neuf. Quelques tableaux, entre autres plusieurs toiles signées d'Horace Vernet, étaient suspendus au mur.

L'officier ouvrit vivement la fenêtre, comme si l'oxygène eût manqué à ses poumons, et il vint respirer, sur un large balcon, cet air pur que distillait une belle nuit de juillet.