Jules Verne

Ilia Brusch n'appartenant pas à la famille des grimpeurs, l'idée ne lui vint pas de monter au munster, d'où son regard aurait embrassé toute la ville et la campagne environnante. S'il l'eût fait, il aurait été certainement suivi par cet inconnu, qui ne le quittait pas, sans qu'il s'aperçût de cette étrange poursuite. Du moins en fut-il accompagné, lorsque, entré dans la cathédrale, il en admira le tabernacle, qu'un voyageur français, M. Duruy, a pu comparer à un bastion avec logettes et mâchicoulis, et les stalles du choeur, qu'un artiste du XVe siècle a peuplées de personnages célèbres de l'époque.

L'un suivant l'autre, ils passèrent devant l'hôtel de ville, vénérable édifice du XIIe siècle, puis redescendirent vers le fleuve.

Avant d'arriver au quai, Ilia Brusch fit une halte de quelques instants, pour regarder une compagnie d'échassiers juchés sur leurs longues échasses, exercice très goûté à Ulm, bien qu'il ne soit pas imposé aux habitants, comme il l'est encore, dans l'antique cité universitaire de Tubingue, par un sol humide et raviné impropre à la marche des simples piétons.

Afin de mieux jouir de ce spectacle, dont les acteurs étaient une troupe de jeunes gens, de jeunes filles, de garçons et de fillettes, tous en joie, Ilia Brusch avait pris place dans un café. L'inconnu ne manqua pas de venir s'asseoir à une table voisine de la sienne, et tous deux se firent servir un pot de la bière fameuse du pays.

Dix minutes après, ils se remettaient en route, mais dans un ordre inverse à celui du départ. L'inconnu, maintenant, marchait le premier au pas accéléré, et quand Ilia Brusch, qui le suivait à son tour sans s'en douter, atteignit sa barge, il l'y trouva installé et paraissant attendre depuis longtemps. Il faisait encore grand jour. Ilia Brusch aperçut de loin cet intrus, confortablement assis sur le coffre d'arrière, une valise de cuir jaune à ses pieds. Très surpris, il hâta le pas.

«Pardon, Monsieur, dit-il, en sautant dans son embarcation, vous faites erreur, je pense?

--Nullement, répondit l'inconnu. C'est bien à vous que je désire parler.

--A moi?

--A vous, monsieur Ilia Brusch.

--Dans quel but?

--Pour vous proposer une affaire.

--Une affaire! répéta le pêcheur très surpris.

--Et même une excellente affaire, affirma l'inconnu, qui invita du geste son interlocuteur à s'asseoir.

Invitation quelque peu incorrecte, à coup sûr, car il n'est pas d'usage d'offrir un siège à qui vous reçoit chez lui. Mais ce personnage parlait avec tant de décision et de tranquille assurance, qu'Ilia Brusch en fut impressionné. Sans mot dire, il obéit à l'offre incongrue.

--Comme tout le monde, reprit l'inconnu, je connais votre projet et je sais par conséquent que vous comptez descendre le Danube, en vivant exclusivement du produit de votre pêche. Je suis moi-même un amateur passionné de l'art de la pêche, et je désirerais vivement m'intéresser a votre entreprise.

--De quelle façon?

--Je vais vous le dire. Mais, auparavant, permettez-moi une question. A combien estimez-vous la valeur du poisson que vous pécherez au cours de votre voyage.

--Ce que pourra rapporter ma pêche?

--Oui. J'entends ce que vous en vendrez, sans tenir compte de ce que vous consommerez personnellement.

--Peut-être une centaine de florins.

--Je vous en offre cinq cents.

--Cinq cents florins! répéta Ilia Brusch abasourdi.

--Oui, cinq cents florins payés comptant et d'avance.

Ilia Brusch regarda l'auteur de cette singulière proposition, et son regard devait être très éloquent, car celui-ci répondit à la pensée que le pêcheur n'exprimait pas.

--Soyez tranquille, monsieur Brusch. J'ai tout mon bon sens.

--Alors, quel est votre but? demanda le lauréat mal convaincu.

--Je vous l'ai dit, expliqua l'inconnu. Je désire m'intéresser à vos prouesses, y assister même. Et puis, il y a aussi l'émotion du joueur. Après avoir mis sur votre chance cinq cents florins, cela m'amusera de voir la somme rentrer par fractions tous les soirs, au fur et à mesure de vos ventes.