Jules Verne

IV

L'ÉGLISE DE SAINT-PIERRE

Cependant l'esprit et le corps de maître Zacharius s'affaiblissaient de plus en plus. Seulement une surexcitation extraordinaire le ramena plus violemment que jamais à ses travaux d'horlogerie, dont sa fille ne parvint plus à le distraire.

Son orgueil s'était encore rehaussé depuis cette crise à laquelle son visiteur étrange l'avait traîtreusement poussé, et il résolut de dominer, à force de génie, l'influence maudite qui s'appesantissait sur son oeuvre et sur lui. Il visita d'abord les différentes horloges de la ville, confiées à ses soins. Il s'assura, avec une scrupuleuse attention, que les rouages en étaient bons, les pivots solides, les contre-poids exactement équilibrés. Il n'y eut pas jusqu'aux cloches des sonneries qu'il n'auscultât avec le recueillement d'un médecin interrogeant la poitrine d'un malade. Rien n'indiquait donc que ces horloges fussent à la veille d'être frappées d'inertie.

Gérande et Aubert accompagnaient souvent le vieil horloger dans ces visites. Celui-ci aurait dû prendre plaisir à les voir empressés à le suivre, et certes il n'eût pas été si préoccupé de sa fin prochaine, s'il eût songé que son existence devait se continuer par celle de ces êtres chéris, s'il eût compris que dans les enfants il reste toujours quelque chose de la vie d'un père!

Le vieil horloger, rentré chez lui, reprenait ses travaux avec une fiévreuse assiduité. Bien que persuadé de ne pas réussir, il lui semblait pourtant impossible que cela fût, et il montait et démontait sans cesse les montres que l'on rapportait à son atelier.

Aubert, de son côté, s'ingéniait en vain à découvrir les causes de ce mal.

«Maître, disait-il, cela ne peut, cependant, venir que de l'usure des pivots et des engrenages!

--Tu prends donc plaisir à me tuer à petit feu? lui répondait violemment maître Zacharius. Est-ce que ces montres sont l'oeuvre d'un enfant? Est-ce que, de crainte de me frapper sur les doigts, j'ai enlevé au tour la surface de ces pièces de cuivre? Est-ce que, pour obtenir une plus grande dureté, je ne les ai pas forgées moi-même? Est-ce que ces ressorts ne sont pas trempés avec une rare perfection? Est-ce que l'on peut employer des huiles plus fines pour les imprégner? Tu conviens toi-même que c'est impossible, et tu avoues enfin que le diable s'en mêle!»

Et puis, du matin au soir, les pratiques mécontentes affluaient de plus belle à la maison, et elles parvenaient jusqu'au vieil horloger, qui ne savait auquel entendre.

«Cette montre retarde sans que je puisse parvenir à la régler! disait l'un.

--Celle-ci, reprenait un autre, y met un entêtement véritable, et elle s'est arrêtée, ni plus ni moins que le soleil de Josué!

--S'il est vrai que votre santé, répétaient la plupart des mécontents, influe sur la santé de vos horloges, maître Zacharius, guérissez-vous au plus tôt!»

Le vieillard regardait tous ces gens-là avec des yeux hagards, et ne répondait que par des hochements de tête ou de tristes paroles:

«Attendez aux premiers beaux jours, mes amis! C'est la saison où l'existence se ravive dans les corps fatigués! Il faut que le soleil vienne nous réchauffer tous!

--Le bel avantage, si nos montres doivent être malades pendant l'hiver! lui dit un des plus enragés. Savez-vous, maître Zacharius, que votre nom est inscrit en toutes lettres sur leur cadran! Par la Vierge! vous ne faites pas honneur à votre signature!»

Enfin, il arriva que le vieillard, honteux de ces reproches, retira quelques pièces d'or de son vieux, bahut et commença à racheter les montres endommagées. À cette nouvelle, les chalands accoururent en foule, et l'argent de ce pauvre logis s'écoula bien vite; mais la probité du marchand demeura à couvert. Gérande applaudit de grand coeur à cette délicatesse, qui la menait droit à la ruine, et bientôt Aubert dut offrir ses économies à maître Zacharius.

«Que deviendra ma fille?» disait le vieil horloger, se raccrochant parfois, dans ce naufrage, aux sentiments de l'amour paternel.

Aubert n'osa pas répondre qu'il se sentait bon courage pour l'avenir et grand dévouement pour Gérande.