Jules Verne

Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants accoururent devant l'auberge.

Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko dormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention de se lever avant sept. ou huit heures du matin.

De là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas quitté leur chambre.

Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.

Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne laissait pas d'être rassurant.

D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance. Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa présence était un gentilhomme -- un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des plus vieilles familles roumaines -- que pouvait-on craindre en si noble compagnie ?

Bref', il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de donner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence.

Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt, il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le décider à les accompagner.

« Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me paierait dix florins ma visite ! »

Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une certaine importance : si maître Koltz avait consenti à revenir au _Roi Mathias_, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de Télek. Non ! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination.

En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier magistrat de Werst.

Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y faire droit.

Il offrit même. à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment formulée.

Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave. Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte. Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du _Roi Mathias_.

Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir si elle était productive.

« Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître Koltz.

-- Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la Transylvanie ?

-- Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite d'être exploré.

-- C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des Carpathes.

-- C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le magister Hermod -- , et, pour compléter votre excursion, nous vous engageons à faire l'ascension du Paring.

-- je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de Télek.

-- Une journée suffirait.

-- Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain matin.

-- Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt ? » dit Jonas en prenant son air le plus gracieux.

Et il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte au _Roi Mathias_.

Il le faut, répondit le comte de Télek.