Jules Verne

Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes habits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant ; ils choisissent la fille qui leur plaît ; ils lui remettent un anneau et un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour de la fête.

Ce n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au milieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en avait grand gré. Ah ! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente ! il l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez d'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit !

Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des pleurs ! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui murmurait :

« Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces !... Miriota n'a plus de fiancé ! »

Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le silence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du _Roi Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.

Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres redescendaient la grande rue, -- ceux-ci pour demander des nouvelles, ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter en avant, à un bon mille dit village, non point à travers les forêts du Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans motif.

Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du village.

Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en tira mauvais indice.

« Eh bien, Frik, que sais-tu ?... Qu'as-tu appris ?... lui demanda maître Koltz, dès que le berger l'eut rejoint. -- Rien vu... rien appris ! répondit Frik. -- Rien ! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent de larmes.

-- Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du docteur... ce n'était pas lui !

-- Sais-tu quels sont ces hommes ? demanda Jonas. -- Deux voyageurs étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.

-- Tu leur as parlé ?...

-- Oui.

-- Est-ce qu'ils descendent vers le village ?

-- Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent atteindre le sommet.

-- Ce sont deux touristes ?...

-- Ils en ont l'air, maître Koltz.

-- Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du côté du burg ?...

-- Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la frontière, répondit Frik.

-- Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck ?

-- Aucune.

-- Mon Dieu !... soupira la pauvre Miriota.

-- Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir pour Kolosvar.

-- Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge ! pensa Jonas inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre logement ! »

Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au _Roi Mathias_.

En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son maître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin, pouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir ?... C'est qu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes !

Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus la force de se soutenir.