Jules Verne

--Attends, mon cher Dick; tu ne pourrais pas chasser dans ces herbes plus hautes que toi; nous finirons par trouver une place favorable. »

C'était en vérité une promenade charmante, une véritable navigation sur cette mer si verte, presque transparente, avec de douces ondulations au souffle du vent. La nacelle justifiait bien son nom, et semblait fendre des flots, à cela près qu'une volée d'oiseaux aux splendides couleurs s'échappait parfois des hautes herbes avec mille cris joyeux; les ancres plongeaient dans ce lac de fleurs, et traçaient un sillon qui se refermait derrière elles, comme le sillage d'un vaisseau.

Tout à coup, le ballon éprouva une forte secousse; l'ancre avait mordu sans doute une fissure de roc cachée sous ce gazon gigantesque.

« Nous sommes pris, fit Joe.

--Eh bien! jette l'échelle, » répliqua le chasseur.

Ces paroles n'étaient pas achevées, qu'un cri aigu retentit dans l'air, et les phrases suivantes, entrecoupées d'exclamations, s'échappèrent de la bouche des trois voyageurs.

« Qu'est cela?

--Un cri singulier!

--Tiens! nous marchons!

--L'ancre a dérapé.

--Mais non! elle tient toujours, fit Joe, qui halait sur la corde.

--C'est le rocher qui marche!

Un vaste remuement se fit dans les herbes, et bientôt une forme allongée et sinueuse s'éleva au-dessus d'elles.

« Un serpent! fit Joe.

--Un serpent! s'écria Kennedy en armant sa carabine.

--Eh non! dit le docteur, c'est une trompe d'éléphant.

--Un éléphant, Samuel! »

Et Kennedy, ce disant, épaula son arme.

« Attends, Dick, attends!

--Sans doute! L'animal nous remorque.

--Et du bon côté, Joe, du bon côté. »

L'éléphant s'avançait avec une certaine rapidité; il arriva bientôt à une clairière, où l'on put le voir tout entier; à sa taille gigantesque, le docteur reconnut un mâle d'une magnifique espèce; il portait deux défenses blanchâtres, d'une courbure admirable, et qui pouvaient avoir huit pieds de long; les pattes de l'ancre étaient fortement prises entre elles.

L'animal essayait vainement de se débarrasser avec sa trompe de la corde qui le rattachait à la nacelle.

« En avant! hardi! s'écria Joe au comble de la joie, excitant de son mieux cet étrange équipage. Voilà encore une nouvelle manière de voyager! Plus que cela de cheval! un éléphant, s'il vous plaît.

--Mais où nous mène-t-il! demanda Kennedy, agitant sa carabine qui lui brillait les mains.

--Il nous mène où nous voulons aller, mon cher Dick! Un peu de patience!

--« Wig a more! Wig a more! » comme disent les paysans d'Écosse, s'écriait le joyeux Joe. En avant! en avant! »

L'animal prit un galop fort rapide; il projetait sa trompe de droite et de gauche, et, dans ses ressauts, il donnait de violentes secousses à la nacelle. Le docteur, la hache à la main, était prêt à couper la corde s'il y avait lieu.

« Mais, dit-il, nous ne nous séparerons de notre ancre qu'au dernier moment. »

Cette course, à la suite d'un éléphant, dura prés d'une heure et demie; l'animal ne paraissait aucunement fatigué; ces énormes pachydermes peuvent fournir des trottes considérables, et, d'un jour à l'autre, on les retrouve à des distances immenses, comme les baleines dont ils ont la masse et la rapidité.

« Au fait, disait Joe, c'est une baleine que nous avons harponnée, et nous ne faisons qu'imiter la manœuvre des baleiniers pendant leurs pêches. »

Mais un changement dans la nature du terrain obligea le docteur à modifier son moyen de locomotion.

Un bois épais de camaldores apparaissait au nord de la prairie et à trois milles environ; il devenait dès lors nécessaire que le ballon fût séparé de son conducteur.

Kennedy fut donc chargé d'arrêter l'éléphant dans sa course; il épaula sa carabine; mais sa position n'était pas favorable pour atteindre l'animal avec succès; une première balle, tirée au crâne, s'aplatit comme sur une plaque de tôle; l'animal n'en parut aucunement troublé; au bruit de la décharge, son pas s'accéléra, et sa vitesse fut celle d'un cheval lancé au galop.

« Diable! dit Kennedy.