Jules Verne

Tu les vois alors se jeter sur l'Europe, jeune et puissante, qui les nourrit depuis deux mille ans. Mais déjà sa fertilité se perd; ses facultés productrices diminuent chaque jour; ces maladies nouvelles dont sont frappés chaque année les produits de la terre, ces fausses récoltes, ces insuffisantes ressources, tout cela est le signe certain d'une vitalité qui s'altère, d'un épuisement prochain. Aussi voyons-nous déjà les peuples se précipiter aux nourrissantes mamelles de l'Amérique, comme à une source non pas inépuisable, mais encore inépuisée. A son tour, ce nouveau continent se fera vieux, ses forêts vierges tomberont sous la hache de l'industrie; son sol s'affaiblira pour avoir trop produit ce qu'on lui aura trop demandé; là où deux moissons s'épanouissaient chaque année, à peine une sortira-t-elle de ces terrains à bout de forces. Alors l'Afrique offrira aux races nouvelles les trésors accumulés depuis des siècles dans son sein. Ces climats fatals aux étrangers s'épureront par les assolements et les drainages; ces eaux éparses se réuniront dans un lit commun pour former une artère navigable. Et ce pays sur lequel nous planons, plus fertile, plus riche, plus vital que les autres, deviendra quelque grand royaume, où se produiront des découvertes plus étonnantes encore que la vapeur et l'électricité.

--Ah! Monsieur, dit Joe, je voudrais bien voir cela.

--Tu t'es levé trop matin, mon garçon.

--D'ailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit! A force d'inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles! Je me suistoujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque im-mense chaudière chauffée à trois milliards d'atmosphères fera sauter notre globe!

--Et j'ajoute, dit Joe, que les Américains n'auront pas été les derniers à travailler à la machine!

--En effet, répondit le docteur, ce sont de grands chaudronniers! Mais, sans nous laisser emporter à de semblables discussions, contentons-nous d'admirer cette terre de la Lune, puisqu'il nous est donné de la voir. »

Le soleil, glissant ses derniers rayons sous la masse des nuages amoncelés, ornait d'une crête d'or les moindres accidents du sol: arbres gigantesques, herbes arborescentes, mousses à ras de terre, tout avait sa part de cette effluve lumineuse; le terrain, légèrement ondulé, ressautait ça et là en petites collines coniques; pas de montagnes à l'horizon; d'immenses palissades broussaillées, des haies impénétrables, des jungles épineux séparaient les clairières où s'étalaient de nombreux villages; les euphorbes gigantesques les entouraient de fortifications naturelles, en s'entremêlant aux branches coralliformes des arbustes.

Bientôt le Malagazari, principal affluent du lac Tanganayika, se mit à serpenter sous les massifs de verdure; il donnait asile à ces nombreux cours d'eau, nés de torrents gonflés à l'époque des crues, ou d'étangs creusés dans la couche argileuse du sol. Pour observateurs élevés, c'était un réseau de cascades jeté sur toute la face occidentale du pays.

Des bestiaux à grosses bosses pâturaient dans les prairie grasses et disparaissaient sous les grandes herbes; les forêts, aux essences magnifiques, s'offraient aux yeux comme de vastes bouquets; mais dans ces bouquets, lions, léopards, hyènes, tigres, se réfugiaient pour échapper aux dernières chaleurs du jour. Parfois un éléphant faisait ondoyer la cime des taillis, et l'on entendait le craquement des arbres cédant à ses cornes d'ivoire.

« Quel pays de chasse! s'écria Kennedy enthousiasmé; une balle laucée à tout hasard, en pleine forêt, rencontrerait un gibier digne d'elle! Est-ce qu'on ne pourrait pas en essayer un peu?

--Non pas, mon cher Dick; voici la nuit, une nuit menaçante, escortée d'un orage. Or les orages sont terribles dans cette contrée, où le sol est disposé comme une immense batterie électrique.

--Vous avez raison, Monsieur, dit Joe la chaleur est devenue étouffante, le vent est complètement qu'il se prépare quelque chose.